En 2016-17, les clubs d’Euroleague auraient cumulé une dette de 200 M€. En 2017-18, le champion d’Europe, le Real Madrid, a perdu près de 30 M€, et le finaliste, le Fenerbahçe, accusait des retards de paiement des salaires. En Grèce, aucune transparence économique. Un fair-play financier est-il possible ? Comment le basket français peut lutter ? Décryptage de Didier Primault, économiste du sport, directeur général du Centre de droit et d’économie du sport de Limoges.

 

Propos recueillis par Yann Casseville

 

Dans le basket européen, un fair-play financier, afin que tous les clubs luttent à armes égales, est-il applicable ?

Le fair-play financier du foot dit que vous devez vivre avec les moyens que vous êtes capable de générer avec votre activité football. C’est sain. Tout le reste a un caractère artificiel, et tout ce qui est artificiel peut disparaître du jour au lendemain. Dans les postulants au carré final de l’Euroleague, y en a-t-il beaucoup qui vivent avec des revenus strictement basket ? Je pense qu’il n’y en a pas. Ils vivent avec des revenus qui viennent d’ailleurs, avec des gens qui sont prêts à mettre cet argent. Quelle est l’économie du basket ? Pourquoi la NBA n’est jamais venue en Europe ? Elle a compris très tôt qu’il n’y avait pas d’économie crédible à ce moment. Dans le basket européen, il y a des clubs qui jettent l’éponge, d’autres qui sont abreuvés de dettes et dont on peut douter de la pérennité à terme. Quand des clubs fonctionnent sur du déficit et qu’ils ne paient pas un certain nombre de dettes, à leurs joueurs, leurs prestataires, ils entretiennent une forme d’inflation. Un club qui paie toutes ses dettes et ne vit que de ses revenus basket se trouve dans une concurrence déloyale pour l’accès aux joueurs. Des outils pour lutter contre ça sont-ils souhaitables ? L’Euroleague se pose des questions là-dessus au moins depuis la crise économique et financière de 2008. Jordi Bertomeu (patron de l’Euroleague) a très vite compris qu’il était implanté majoritairement dans des pays touchés de plein fouet : à l’époque, Grèce, Italie, Espagne. À ce moment, il y a eu des échanges avec la ligue française pour expliquer comment marche le contrôle de gestion. J’ai été sollicité en 2013 pour participer à une réunion avec une grande partie des clubs de l’Euroleague pour parler des outils de régulation.

 

Comment ont-ils réagi ?

Certains clubs étaient complètement favorables à aller dans cette direction, d’autres complètements réticents. Le directeur général du CSKA Moscou a dit : «J’entends ce que vous dites depuis une heure, ça me paraît tout à fait pertinent, mais je ne suis pas capable d’expliquer à mon président qu’il ne pourra pas, demain, dépenser l’argent qu’il veut pour le club. Ça lui fait plaisir, il pense qu’il contribue au développement du basket, ce qui n’est pas faux. Vous n’allez pas lui expliquer qu’il n’a désormais le droit de ne mettre que 2 quand il met 8 aujourd’hui.» Donc ces outils de régulation sont souhaitables, oui, mais pas forcément pour tout le monde. Dès lors, faisable ? La faisabilité relève d’un minimum de consensus. Et il y a une difficulté sur le plan technique. Dans le football, l’UEFA a pu instaurer le fair-play financier, mais il a fallu quasiment dix ans, il y avait déjà eu la licence de club, la communication de comptes, une certaine transparence de l’information. Et ils avaient des moyens humains et financiers dont je ne suis pas sûr que le basket les ait.

 

Le conflit FIBA-Euroleague rend le contexte encore plus troublé ?

Déjà que les choses sont compliquées, quand en plus vous vous mettez dans une concurrence interne… En termes de revenus à générer pour le basket européen, il y aurait quelque chose à faire de beaucoup plus fort, mais il ne faut pas y aller en ordre dispersé. Après la crise économique, j’ai été surpris que la FIBA ne tende pas plus la main à l’Euroleague. À ce moment, l’Euroleague n’était pas bien sur les marchés italien, espagnol, grec. Si on lui proposait une sortie honorable et la gestion de cette ligue – on peut être d’accord ou pas avec le système Euroleague, ils ont démontré qu’ils étaient aptes à développer une compétition de très haut niveau – et si de son côté elle acceptait des concessions… Mais je ne pense pas qu’il y ait eu une tentative sérieuse de s’entendre, plutôt une tentative de tuer l’autre. Tant qu’on n’est pas capable de s’unifier là-dessus, peut-on espérer avoir un fair-play financier ?

 

Si le système actuel de l’Euroleague, avec des clubs perdant de l’argent, continue, jusqu’où peut-il mener ?

Il y a un vrai risque sur la pérennité d’activité dans beaucoup de clubs. Est-ce que même le Real ou Barcelone vont longtemps être d’accord pour remettre 30 M€ au pot pour combler les déficits de l’équipe de basket ? Et quand c’est un mécène, s’il a de grosses difficultés dans son cœur de métier, on l’a vu avec des clubs turcs, russes, italiens, il dit stop. On est dépendant dans ce cas d’activités extérieures au basket. Quand il y a eu la crise, l’Euroleague a été contente de trouver les Turcs pour prendre le relais, il y a par exemple eu Turkish Airlines. Aujourd’hui que la Turquie est en difficulté, qui pour prendre le relais, pour l’Euroleague ou les clubs turcs eux-mêmes, s’ils continuent à s’enfoncer dans les difficultés ? Il y a une fuite en avant. Et ceux qui restent, avec des moyens plus modestes, ce sont les clubs français, allemands. Les Espagnols sont dans une situation particulière. Ils étaient clairement les plus avancés mais ils se sont tirés trois, quatre balles dans le pied avec le système d’Euroleague qualifiant directement quatre membres de leur championnat. Ça reste un grand championnat, mais ce n’est plus du tout la même situation qu’il y a sept-huit ans, et les droits TV ont baissé. Tout ça, Jordi Bertomeu le sait. Ce qui fait qu’il a toujours gardé le lien avec les clubs français, qui étaient pourtant très loin sportivement. Il y a un intérêt pour l’Euroleague à se rééquilibrer plus vers le nord de l’Europe, la France et l’Allemagne notamment. Mais ça fait longtemps que je dis ça, et il y a toujours eu des rustines plus ou moins satisfaisantes qui ont été apportées pour que les clubs gardent un certain niveau de vie, y compris de façon artificielle.

 

Dans ce contexte, sur le plan économique, que peut espérer l’ASVEL, qui entend rejoindre l’Euroleague la saison prochaine avec environ 10 M€ de budget ?

Si la question est de savoir si un club peut être compétitif au niveau du Final Four, éventuellement du titre, ça paraît très compliqué, face à des budgets multipliés par trois, quatre. Les armadas restent infiniment plus fortes qu’un club français même avec de bons moyens au regard de l’économie du basket en France. Ça paraît une course de longue haleine. Le basket français peut avoir raison sur la durée s’il y a tout à coup cette exigence d’avoir un vrai modèle économique. Ce jour-là, il redeviendra compétitif. C’est l’un des championnats qui a le plus de spectateurs dans ses salles si on compte tout le championnat, il a de vrais partenaires, un contrat TV, une économie qui est générée. Mais tant qu’il n’y aura pas cet assainissement, exister en Euroleague, peut-être, mais avoir de vraies ambitions paraît compliqué. Il faut espérer que nos clubs puissent jouer leur chance en Euroleague mais ne pas mettre toute la stratégie sur le succès de ces clubs, parce qu’on ne combat pas avec les mêmes armes et qu’on n’a quasiment aucune chance de combattre aujourd’hui un CSKA Moscou. Il ne faut pas chercher absolument à être compétitif dans cette économie délirante.

 

Le Real Madrid a perdu quasiment 30 M€ en 2017-18. Les salaires sont trop importants ou les recettes trop faibles ?

C’est un mélange. Effectivement, les recettes ne sont pas si importantes. Et quelles que soient vos recettes, s’il n’y aucune régulation sur les salaires, vous dépenserez toujours plus que vous générez d’argent. L’exemple, c’est le foot anglais. Avant le fair-play financier, il générait des revenus incroyables, en augmentation constante, mais il générait toujours plus de déficit, car il mettait toujours plus d’argent sur les transferts, les salaires. Ce qu’on ne trouve pas en NBA, en NFL, en MLB, où une majorité des clubs sont excédentaires parce qu’ils contraignent fortement les salaires, salary cap, limitation dans les possibilités de mouvements de joueurs. Or dans le basket européen, un joueur peut facilement bouger. Comme le talent sera toujours rare, les joueurs talentueux feront toujours grimper les clubs aux rideaux. L’arrêt Bosman a été un élément-clé. Quand Antoine Rigaudeau quitte Cholet, avant l’arrêt Bosman, il peut aller à Limoges, Pau, ASVEL. Point. Il peut espérer 200 000 Francs. Quand il quitte Pau, il y a l’arrêt Bosman, tout le marché européen lui est ouvert. Là où il n’y avait que trois concurrents potentiels, il y en a dix, qui ont des moyens différents. Salaire multiplié par trois, quatre. Un bon joueur, pas courtisé par la NBA, fait très vite grimper les tarifs, parce qu’il y aura toujours une offre par les clubs qui vont se tirer la bourre. Ça va faire grimper les salaires. Vous pouvez toujours générer des revenus, vos dépenses seront plus exponentielles. Le Real, c’est ça. Pour bâtir une équipe visant le titre en Euroleague, vous savez que vous allez vous battre contre les Turcs, Grecs, le CSKA, et quelles que soient vos recettes, ça va vous coûter très cher.

Extrait du numéro 24 de Basket Le Mag (Novembre 2018)