De San Diego à Barcelone, avec des étapes à Portland et Monaco, la Dream Team a vécu pendant six semaines de l’été 1992. Ses joueurs comme ses adversaires avaient conscience de vivre un moment privilégié, car unique.

Par Yann Casseville

Il a suffi d’une action, et le ton était donné. Lors d’une de leurs premières sessions collectives, à La Jolla, un quartier de San Diego, Michael Jordan s’élève dans les airs, monte au cercle face à Clyde Drexler, qui ne peut l’empêcher de marquer. Quelques semaines plus tôt, le premier a déjà maté le second lors de la victoire de Chicago en finale NBA contre Portland. «Est-ce que je ne viens pas de te botter le cul, Clyde ?», lance Jordan, de retour sur terre. «Y a rien, là, qui te semble légèrement familier ? Tu crois que tu peux m’arrêter, cette fois ?»

Les États-Unis n’ont pas seulement réuni les meilleurs basketteurs de la planète, mais des compétiteurs forcenés. Qui savent que la plus forte adversité viendra de leurs entraînements et pas des autres nations. «Si vous regardez les équipes contre lesquelles nous sommes censés jouer, ça va être un massacre, il n’y aura même pas de score serré», annonce MJ avant les Jeux.

Les deux MJ (crédit FIBA)

Eux qui n’aiment rien mieux que la compétition voient cet été comme une opportunité unique de se mélanger, se jauger. Se chambrer. Drexler part tout le temps à droite, Patrick Ewing s’écarte trop. «Hey, ça ne sert à rien de courir si Karl (Malone) est dans l’autre couloir, parce que John (Stockton) ne fera la passe qu’à lui», lance Charles Barkley lors d’un entraînement. «Charles, je fais la passe à Karl parce que, contrairement à d’autres, lui, il l’attrape», réplique Stockton.

«Ces gars étaient tellement compétitifs…», s’est souvenu l’assistant P.J. Carlesimo. «Vous ne pouviez pas jouer pendant 1h30, sinon ils allaient s’entretuer. Dans une équipe de NBA, si vous avez de la chance, vous avez un ou deux de ces gars. Là, nous en avions douze. Ils ne veulent pas perdre un match, un exercice, rien.» Même pas une partie de cartes. Un après-midi, à Barcelone, c’est activité obligatoire : chaque joueur doit signer 80 ballons. Larry Bird se présente en dernier. «Combien de temps a mis le plus rapide ?» Un peu plus de huit minutes. «Je vais faire mieux. Chronométrez-moi», annonce ce trashtalker de légende. Moins de cinq minutes plus tard, il achève sa mission.

Un collectif

«Je regarde à ma droite, il y a Michael Jordan. Je regarde à gauche, il y a Charles Barkley ou Larry Bird. Je ne savais pas à qui passer le ballon !», s’amuse Magic Johnson. «Jouer avec ces gars, c’était le paradis du basket», enchaîne Stockton. «Les gars faisaient des mouvements symétriques, c’était la poésie du basket. Tu pouvais envoyer la balle n’importe où, ce n’était jamais un mauvais choix.»

Parmi les douze membres de la Dream Team, onze ont été élus au Hall of Fame (seul Christian Laettner manque à l’appel). Et même si Bird avait le dos en compote, que Magic restait sur une saison blanche, la plupart de ces joueurs flirtaient avec les meilleures années de leur carrière. Surtout, aussi inouïe soit la quantité de talent cumulée, ils ont réussi à l’associer à un sens du collectif. «La façon dont ils jouaient, c’était beau, c’était à couper le souffle», a salué P.J. Carlesimo.

«Je regarde à ma droite, il y a Michael Jordan. Je regarde à gauche, il y a Charles Barkley ou Larry Bird. Je ne savais pas à qui passer le ballon !» (Magic Johnson)

Dans l’expression Dream Team, si rêve est le mot le plus symbolique, il ne doit pas complètement éclipser celui d’équipe. Ils venaient d’horizons différents, réunissaient des caractéristiques aussi éloignées que la piété de David Robinson et l’art de la provocation de Charles Barkley, et tous, avides de trophées – la moitié de l’équipe ne remportera pas le moindre titre NBA (Barkley, Ewing, Laettner, Malone, Mullin, Stockton) –, ont adhéré à une trame commune.

Avant le premier match officiel, au tournoi qualificatif pour les JO, Chuck Daly entend leur rappeler quelques principes : «Écoutez, vous êtes douze, tous des All-Stars et futurs Hall of Famers, et il m’est impossible de vous donner les minutes que vous avez l’habitude d’avoir…» Les deux MJ l’interrompent. «Ce ne sera pas un problème», assure Jordan. «On est là pour gagner et personne ne va se soucier du temps de jeu», ajoute Johnson. Quatre ans plus tard, aux JO d’Atlanta, quand il verra certains coéquipiers se plaindre de leur faible utilisation ou sécher l’entraînement s’ils ne figurent pas dans le 5 majeur, Barkley repensera à la Dream Team, la seule : «Michael Jordan était sur le banc au départ de certains matches. Michael Jordan putain !»

USA-Croatie en finale (crédit FIBA)

Le symbole croate

Six victoires, zéro défaite, 51,5 points d’écart moyen au Tournoi des Amériques qualificatif pour Barcelone, puis huit succès, zéro revers, +43,8 en moyenne aux Jeux. Si la Dream Team a marqué l’histoire, ce n’est pas vraiment pour ses matches, tant le même scénario se répéta à chacune de ses sorties. Cette équipe n’évolue pas seulement un ton au-dessus des autres, elle vient «d’une galaxie très, très lointaine», dixit l’Angolais Herlánder Coimbra.

Les Américains trouvent des défis pour booster leur motivation. Face à la Croatie, en match de poule, la cible est vite trouvée : Toni Kukoč, cet Européen auquel les Chicago Bulls ont déroulé un pont d’or alors qu’ils rechignent à sortir la planche à billets pour prolonger Scottie Pippen. Ce jour-là, l’ailier croate n’a pas idée de ce qui l’attend. Jordan et Pippen ont décidé de lui souhaiter la bienvenue à leur manière, en lui imposant une pression démente. «Deux chiens enragés», selon le journaliste Jack McCallum. «Ce qu’ils ont fait à Kukoč, c’était effrayant. Et magnifique à voir», glisse Barkley. «Vous avez déjà vu une frénésie alimentaire ? C’est à ça que ça ressemblait», compare Malone.

Quelques jours plus tard, Croatie et États-Unis se retrouvent en finale. Au milieu de la première mi-temps, Kukoč et sa bande mènent 25-23. «Je m’étais fait la promesse de ne prendre aucun temps-mort de tout le tournoi, mais c’est passé tout près aujourd’hui», soufflera Daly après coup. Barkley marque à trois-points, serre les poings. La Croatie n’aura plus l’avantage. La Dream Team s’envole dès le début de la deuxième mi-temps. «Nous n’étions pas inquiets», affirme Jordan. «Lorsque vous embauchez douze Clint Eastwood pour venir faire un travail, vous ne leur dites pas quelles balles mettre dans leurs armes

(crédit FIBA)

Alors que les dernières secondes s’égrènent, Stockton, balle en main, voit ses adversaires l’interpeller. «Les Croates ont commencé à me crier dessus», raconte-t-il dans son livre, «Assisted». «Et avec leur anglais basique, j’ai été surpris d’entendre : ‘’Pas de tir ! Pas de tir !’’ Leur motivation était de préserver l’écart.» Le score affiche 117-85, soit 32 points d’écart. Un de moins qu’au premier tour (103-70). Là est l’ultime ambition du finaliste olympique. Comme un symbole d’une opposition passant rapidement à la soumission.

Avant le match, Dino Radja avait demandé à Barkley s’il pourrait lui donner son maillot d’échauffement, et Sir Charles s’exécuta. Quant au leader croate, Dražen Petrović, il avait estimé au début du tournoi que tout revers de 25 points ou moins face aux États-Unis serait un succès. Du côté de la Lituanie, médaille de bronze, l’image de l’ailier Artūras Karnišovas prenant des photos de ses bourreaux depuis le banc a fait le tour de la planète, tandis que Rimas Kurtinaitis expliqua que même en affrontant dix fois la Dream Team, son équipe ne l’emporterait jamais. «Mais nous aurions plus de chances de réduire l’écart de 40 à 20 points.»

Des adversaires heureux de perdre

En 1992, les adversaires n’avaient pas vocation à gagner, ni même espérer. Ils étaient là pour rêver. Le Brésilien Oscar Schmidt, l’un des meilleurs joueurs de l’histoire à n’avoir jamais évolué en NBA, annonça au début des Jeux que son objectif était de récolter un maximum d’autographes des Américains. Spécialement celui de Larry Bird : «Mon idole», confia-t-il.

La fascination pour la Dream Team de la part de ses adversaires se vit au grand jour dès son premier match officiel. Le 28 juin, à Portland, les hommes de Chuck Daly entament le Tournoi des Amériques face à Cuba. Quelques minutes avant le coup d’envoi, les Cubains se pressent autour de Team USA pour une séance photos, demandant à Jordan, Magic et les autres différentes poses. Deux mi-temps plus tard, alors que l’addition présente plus de sel que la mer Noire (136-57, soit 79 points d’écart !), Miguel Calderón, le coach des vaincus, a le sourire jusqu’aux oreilles, et un sentiment de mission accomplie : «Pour nous, ça a été un beau match, un match historique. Et nous rapportons à Cuba de magnifiques photos de nous avec eux.»

«Lorsque vous embauchez douze Clint Eastwood pour venir faire un travail, vous ne leur dites pas quelles balles mettre dans leurs armes.» (Michael Jordan)

Quelques jours plus tard, après une défaite de 41 points, Marcelo Milanesio, le sélectionneur de l’Argentine, se dit «submergé de bonheur». Lors de ce même match, alors que Magic fait reculer son défenseur, il entend soudainement ce dernier crier : «Maintenant ! Maintenant !» Et sur le banc, l’un des Argentins sort un appareil photo de sa chaussette et immortalise son coéquipier opposé à l’homme magique.

Ce qui rend cet été 1992 si particulier est aussi que ses acteurs, les Américains d’un côté, le reste du monde de l’autre, avaient saisi, à défaut de la portée exceptionnelle de l’événement, l’importance du moment qu’ils vivaient. Ils ne se doutaient pas forcément de la suite du chemin, mais ils savaient qu’ils étaient, à cet instant précis, à un tournant de l’histoire de leur discipline. «Ils rentreront chez eux et, pour le reste de leur vie, pourront dire à leurs enfants : j’ai joué contre Michael Jordan, Magic Johnson et Larry Bird. Et plus ils joueront contre nos meilleurs joueurs, plus ils seront confiances», anticipa Chuck Daly au sujet de la concurrence. «Nous avons toujours dit : la prochaine fois, ils n’apporteront pas d’appareils photo. Ils apporteront juste leur basket», ajoute l’assistant Lenny Wilkens.

Jordan recevant sa médaille d’or (crédit FIBA)

Pourquoi il n’y en aura pas d’autre

Il y avait quelque chose de beau, aussi, car d’éphémère. La Dream Team se séparerait comme elle s’était formée, le rêve autour d’elle. Sans jamais avoir de suite – quand bien même les sélections américaines suivantes furent inutilement surnommées Dream Team 2, 3… «On pourrait appeler cela un timing incroyable», pensait à voix haute Chris Mullin, la médaille d’or autour du cou. «À quel point nous voulions récupérer l’or. Un certain nombre de meilleurs joueurs à leur apogée. Tout le monde prêt à balancer les egos, les statistiques individuelles et toutes ces choses par la fenêtre pour se préparer à être la meilleure équipe de tous les temps.» Il secoua la tête. «Non, ça ne se reproduira plus…» Et Daly d’embrayer : «Vous verrez une autre équipe de professionnels aux JO, mais je ne pense pas que vous verrez une autre comme équipe comme celle-ci.»

Ils avaient vu juste. Cela n’a plus existé, car «le monde est devenu trop petit», comme l’a exprimé Jack McCallum. «Si vous envoyez Kevin Durant là-bas maintenant, oui, il est jeune, beau et intelligent. Mais les gens ont vu 10 000 vidéos de Kevin Durant ; il n’y a pas de mystère. Il n’y a plus cet aspect magique, lointain. La Dream Team est arrivée au bon moment pour cela.»

«Aujourd’hui, à l’étranger, les gens ont vu 10 000 vidéos de Kevin Durant ; il n’y a pas de mystère. Il n’y a plus cet aspect magique, lointain. La Dream Team est arrivée au bon moment pour cela.»

En 1992, la nuit précédant la finale, les superhéros avaient prolongé encore et encore le tour de cartes, jusqu’au petit matin, à 6h15. Comme pour profiter, jusqu’au bout, de ces moments partagés, ces moments suspendus, avant de reprendre, chacun, leur route. Après la cérémonie protocolaire du podium, ils sont rentrés à l’hôtel, qu’ils ont quitté dès 2h30 afin de décoller à 4h. Avec le décalage horaire, il était 6h15 aux États-Unis quand ils atterrirent sur le sol américain. Pendant le vol, ils ont échangé quelques mots sur ces six semaines, cette expérience commune qui s’achevait et ne se renouvèlerait pas. Arrivés sur le tarmac, des embrassades, des accolades. «On s’est souhaité bonne chance pour la saison prochaine», a raconté Barkley. «Et on s’est tous dit : je vais te botter le cul cette saison !»

Ils étaient redevenus des individus, des joueurs de Chicago, New York, Phoenix, Utah, San Antonio… Leur expérience commune s’achevait et ne se renouvèlerait pas. La Dream Team avait vécu, six semaines durant. Suffisant pour diffuser le rêve sur toute la planète pendant des décennies.

 

Extrait du numéro 65 de Basket Le Mag (Mars 2017)