Avant d’être quintuple champion NBA et considéré comme l’un des meilleurs entraîneurs de l’histoire, Gregg Popovich n’était que le coach d’une très mauvaise équipe de troisième division universitaire. Et encore avant, il fut longtemps un officier de l’armée de l’air américaine. Un parcours exceptionnel.

 

Par Clément PERNIN

 

En ce jour de février 2011, Oliver Eslinger entre dans son bureau et remarque un colis sur la table. Quelques jours plus tôt, le coach a gagné un match. Un seul, d’un point. Un exploit : Caltech, l’institut de technologie de Californie, a ainsi mis fin à une série de 310 défaites et vingt-six années sans victoire dans sa conférence. Des statistiques hallucinantes vues de l’extérieur, mais pas pour Caltech, parmi les plus mauvaises équipes universitaires américaines de l’histoire. L’une des rares précédents succès faisait suite à 99 revers. C’était durant la campagne 1979-80, contre Pomona-Pitzer, une équipe tout aussi pathétique qui allait terminer sa saison avec un bilan de 2-22, alors entraînée par un coach débutant. Son nom : Gregg Popovich. Retour à ce jour de février 2011. Oliver Eslinger ouvre son colis. Une caisse de pinot noir accompagnée d’un message : “Félicitations pour avoir montré le véritable esprit du sport que vous pratiquez. Je suis ravi pour vous, et en tant qu’ancien perdant contre Caltech, je vous souhaite d’autres victoires”. Signé Gregg Popovich. Alors quadruple champion NBA, il n’a pas oublié son humiliante défaite contre Caltech, plus de trente ans auparavant. C’est tout “Pop”, comme le répètent ses proches : il sait d’où il vient. Pas de San Antonio, des Spurs, des succès. Son histoire a commencé bien avant et est bien plus riche.

Officier de l’US Air Force

East Chicago est une ville de moins de 30 000 habitants dans l’Indiana. Un coin basket dans un État de basket. C’est ici que naît Gregg Charles Popovich le 28 janvier 1949, d’un père serbe et d’une mère croate, dans un quartier multi-culturel où se cotoient immigrés venus de Porto-Rico comme de Pologne. Rapidement, il ne lâche plus sa balle de basket, et au lycée de Merrillville (Indiana), où la famille a déménagé, il devient peu à peu le meilleur élément. Mais ni dominant physiquement (1,89 m pour 88 kilos) ni exceptionnellement doué, il n’attire pas la convoitise des meilleures facs. En pleine guerre du Vietnam, il décide de rejoindre l’Air Force Academy, dans le Colorado, l’une des plus prestigieuses écoles militaires américaines. Un tournant. Quand il fut décoré par l’institution en 2008, il déclara que c’était la récompense la plus importante de sa vie, plus que des bagues de champion NBA. “Parce que ça vient de l’Academy, l’endroit qui m’a vraiment transformé.”
Là-bas, le blanc-bec crâneur de l’Indiana qui n’accordait d’intérêt qu’au basket, comme il se définit lui-même, s’est fait “botter le cul”, éduqué à la même école que ses camarades. “Peu importe si j’étais ci ou ça au lycée. Je n’étais rien. À l’armée, ils m’ont cassé, reconstruit pour que je sache ce que je pouvais faire ou non. J’ai su que tout ne tournait pas autour de moi, que c’était une histoire de travail d’équipe”, dit-il en 2012 dans un discours devant des militaires. Dans l’annuaire de l’école, chaque étudiant devait écrire sa propre biographie, et ainsi se décrivait Popovich en 1970, sa quatrième et dernière année à l’Academy : “Il est arrivé de ces colines quelconques de Merrillville, avec ses mauvaises manières et son ballon. Le ballon a continué d’occuper Poppo (son surnom d’alors) à l’Academy. Là-bas, il a fait des choses, certaines peut-être bonnes, d’autres peut-être mauvaises, mais il a surtout appris que ça importait peu.”
Il sort diplômé en études soviétiques en 1970, sous-lieutenant dans la force aérienne. Il candidate pour un travail gouvernemental classé top-secret à Moscou, envisage une carrière à la CIA, œuvre finalement comme officier de renseignement durant plusieurs années. Depuis, il a toujours pris un malin plaisir à entretenir le flou sur son passé. “Si je vous disais ce que j’ai fait, je serais obligé de vous tuer”, s’amuse-t-il. Même à ses proches, il ne confiait rien de ses missions. L’un d’eux raconta dans le San Antonio Express-News que son ami, en une année de service en Turquie, ne l’avait appelé qu’une fois : pour lui demander d’acheter un album de rock anglais. Popovich cultive la discrétion et abhorre parler de lui. Quasiment tous les portraits parus dans la presse comportent une même phrase : il a décliné notre demande d’interview. Il a tout de même dit un peu de son passé dans le livre “L’histoire des San Antonio Spurs” : “Les gens me faisaient porter des armes comme si j’étais une sorte d’espion. Plus je le niais, plus ils faisaient les gros yeux et disaient : Ouais, c’est ça, allez, dis-le. Je stationnais à la frontière mais ce n’était pas comme si j’étais James Bond.”

Une tournée en Union Soviétique

Il a débuté son service le 3 juin 1970. Sa première assignation l’envoie avec le un groupe de soutien à Sunnyvale, dans la Silicon Valley, superviser les incursions de l’armée dans l’espace aérien. Profitant de son temps libre pour se balader dans les vignes californiennes, c’est là qu’il développe son goût pour le vin. Sa cave répertorie aujourd’hui plus de 3 000 bouteilles. “Mon objectif est d’en boire autant que je peux avant de mourir, comme ça mes enfants ne les utiliseront pas pour faire de la sangria”, a-t-il dit à ESPN.
En 1973, il prend la direction de la station de Diyarbakır, à l’est de la Turquie. “J’ai connu les personnes les plus bienveillantes et accueillantes du monde pendant mon année ici”, confia-t-il au journal turc Radikal. Officier sérieux mais garçon curieux, il se joue des règles militaires, interdisant de sociabiliser avec les locaux, lors d’une de ses visites au marché, et accepte l’invitation d’un vieil homme, qu’il suit jusque dans une maison d’un quartier pauvre et isolé. “Il n’y avait aucun meuble, les enfants jouaient sur le tapis. Mais je n’oublierai jamais leur hospitalité.”
En parallèle, Popovich n’a pas lâché le ballon. À l’Academy, il était capitaine et meilleur marqueur des Air Force Falcons durant sa saison sénior. Même s’il échoue à intégrer l’équipe américaine olympique de 1972 puis se fait écarter au camp d’entraînement des Denver Nuggets, son niveau l’amène à faire le tour de l’Union Soviétique avec l’équipe de l’armée. À Moscou, Kiev, Vilnius ou encore Tbilisi, il se prend de passion pour la littérature russe, s’intéresse aux vins et au cinéma européens. Et au basket pratiqué ici. “Voyager avec l’armée m’a fait comprendre comment le basket est joué partout dans le monde, et combien de bons joueurs il y a”, expliqua-t-il au New York Times. L’internationalisation des Spurs, les drafts de Tony Parker et Manu Ginóbili sont peut-être un héritage.
Ses états de service font mention, outre son expertise dans le maniement des armes légères et un prix récompensant ses neuf années d’engagement, d’une médaille du mérite, glânée grâce à une mission sportive : entraîneur à l’Academy. C’est après avoir été assistant des Air Force Falcons qu’il lance sa carrière de coach principal, en 1979, à Pomona-Pitzer, une université privée, spécialisée dans les arts libéraux, et si peu concernée par le sport que ses équipes représentatives sont tout en bas de l’échelle NCAA, en troisième division.

Coach de D3 universitaire

À Pomona, Popovich donne des cours, préside le comité de la vie étudiante, siège à la commission des femmes, milite pour les droits des gays, vit avec sa femme et ses enfants dans le dortoir pendant un an. Il conduit le minibus de l’équipe, fait la cuisine (des “tacos serbes”, sa spécialité) à ses joueurs. Pour sa première saison, 22 défaites en 24 matches, et jusqu’à son départ en 1988, il perdra les trois-quarts des rencontres. Ses joueurs ont un futur dans l’éducation, la justice, l’art, pas le basket. Pas de quoi décourager l’entraîneur. Remarquant lors des entraînements que ses joueurs développent un meilleur jeu à quatre, il demande lors d’un match à l’un de ses hommes de rester en défense. Un après-midi, voulant améliorer leur réussite aux lancers, il scotche du papier opaque sur les vitres du gymnase afin de se couper de l’extérieur et montre la ligne des lancers à ses hommes. Un raté, c’est un vêtement à enlever. Cette technique n’a pas amélioré l’adresse de ses joueurs, pas plus que jouer à quatre ne leur avait permis de gagner. Mais Popovich a tenté. “Il sortait des lapins d’un chapeau. Il était comme un magicien, à essayer de trouver n’importe quel moyen de nous rendre bon”, raconta l’un des étudiants au site Grantland.
Alors que Pomona-Pitzer se contentait chaque été d’accueillir les rares nouveaux à même d’enchaîner deux dribbles, Popovich passe ses intersaisons à recruter. Il regarde des vidéos, épluche les statistiques, envoie des lettres de recrutement dans les écoles, rend visite à des lycéens. Il cible les éléments ni trop doués sportivement (de meilleures équipes les choisiront) ni trop faibles scolairement (pour tenir le coup à Pomona-Pitzer), et montre à chacun un réel intérêt, notamment à sa vie personnelle. “À l’époque, je ne savais pas si c’était un grand coach. Mais je savais que je jouais pour quelqu’un qui se souciait de moi”, commenta l’un d’eux dans Grantland. Depuis, de nombreux Spurs ont tenu ce discours : Popovich s’intéresse à ses joueurs. À Pomona, sa méthode et son dévouement portent ses fruits. De la première à la deuxième saison, la taille moyenne de l’équipe passe de 1,88 m à 1,98 m, et les résultats progressent année après année. En 1986, l’équipe décroche son premier titre de champion de conférence depuis… soixante-huit ans.

Il vire un coach et le remplace

L’entraîneur prend un congé sabattique afin de vivre une saison comme assistant bénévole de Larry Brown à l’université de Kansas, avant de revenir un an à Pomona-Pitzer. Il se voit bien faire sa vie ici, mais en 1988, Larry Brown rallie les San Antonio Spurs, et Popovich, après avoir longuement hésité, devient son assistant. Il effectue deux ans à San Antonio, puis deux aux Golden State Warriors pour épauler Don Nelson, avant de revenir aux Spurs en 1994 comme GM et vice-président des opérations basket. L’équipe finit première puis deuxième de l’Ouest en 1995 et 1996, le coach Bob Hill jouit d’une forte cote de popularité. Mais 1996-97 débute mal. Sans David Robinson, blessé en préparation, les Spurs débutent par 15 défaites en 18 matches. Popovich prend une décision très contestée : au moment où Robinson doit retrouver les parquets, il vire Hill et prend sa place, lui qui a pour seule expérience de coach principal 73% de défaites avec une équipe de troisième division universitaire… Robinson se casse le pied, ne joue que six matches de la saison, San Antonio finit avec le pire bilan de son histoire (20-62). Dans un sondage du San Antonio Express-News, 93% des votants demandent la tête de Popovich. La franchise obtient le premier choix de draft, sélectionne un garçon de Wake Forest nommé Tim Duncan. C’était il y a vingt ans, et c’est une autre histoire.

Article extrait du numéro 14 de Basket Le Mag