Près de trente ans après l’explosion de sa république fédérale, en 1991, l’impact de l’ex-Yougoslavie  dans le basket, européen comme mondial, est toujours aussi prégnant. D’Aleksandar Nikolić  à Luka Dončić, son histoire continue de s’écrire.

 

Les statistiques sont formelles : la Yougoslavie est le terreau le plus fertile de la planète pour le basket. Un peu de calcul mental. 7 millions d’habitants en Serbie, 4,2 en Croatie, 3,5 en Bosnie, 2,1 en Slovénie comme en Macédoine, 1,8  au Kosovo, 0,6 au Monténégro. Les états issus de l’ancienne république fédérale yougoslave cumulent 21,3 millions d’habitants. Aujourd’hui, 17 de leurs ressortissants évoluent en NBA. Il s’agit du meilleur ratio de joueurs NBA selon la densité de population : un pour 1,3 million d’habitants. Dans le reste de l’Europe (plus de 700 millions d’habitants et 48 joueurs NBA), ce ratio est d’un joueur NBA pour 15 millions d’habitants. Dans le classement par pays, le Monténégro arrive en tête, la Croatie deuxième, la Slovénie cinquième, la Serbie septième – les États-Unis sont troisièmes.

Le constat vaut également pour l’Euroleague. La meilleure coupe d’Europe recense aujourd’hui 27 «Yougoslaves». À titre de comparaison, le duo Turquie-Espagne, en cumulé, pèse plus de 120 millions d’habitants, aligne sept équipes en Euroleague, mais seulement 24 joueurs dans cette compétition ! Quant aux sélections nationales, les six pays issus de la Yougoslavie – hors Kosovo – s’étaient qualifiés à l’Euro 2013, tandis qu’en 2017, le dernier championnat d’Europe a vu le sacre de la Slovénie aux dépens de la Serbie.

Cette extraordinaire densité s’étend aussi chez les coaches. Un entraîneur yougoslave a remporté à 23 reprises l’Euroleague. Les Serbes détiennent le record, avec 19 sacres, loin devant les premiers poursuivants, les techniciens italiens (11) et espagnols (10). Ce trophée s’est même toujours refusé aux entraîneurs français. La seule fois où un club de l’Hexagone l’a gagné, Limoges en 1993, sur le banc officiait le Serbe Božidar Maljković. Dès lors, guère surprenant que le premier Européen à avoir pris les commandes d’une équipe NBA à temps plein, Igor Kokoškov, avec les Phoenix Suns cette saison, soit un Serbe.

Les pionniers de l’après-guerre

« C’est simple à expliquer », commence Savo Vučević, l’entraîneur franco-monténégrin de Bourg-en-Bresse, né au Monténégro et par ailleurs oncle de Nikola Vučević, le leader du Orlando Magic et de la sélection nationale. Avant 1991 et la dissolution de la Yougoslavie, «le basket yougoslave était le meilleur basket au monde, en mettant de côté la NBA, car la NBA est tellement à part. Il y avait une autre approche du basket. Une école de basket.» La naissance de cette fameuse école yougoslave remonte aux années 1950. «Dans les premières années après la Seconde Guerre mondiale, la Yougoslavie n’était rien dans le basket. La norme, c’était qu’elle soit dernière à l’Euro, dernière à la Coupe du Monde», a écrit Vladimir Stanković, l’un des journalistes les plus respectés du continent, dans son blog pour l’Euroleague. «Personne ne pensait que ce pays pourrait devenir une puissance du basket. À part quelques personnes.» Radomir Šaper, Nebojša Popović, Borislav Stanković, Aleksandar Nikolić…  Plus que des entraîneurs, des visionnaires, qui profitèrent de chacun de leurs voyages à l’étranger pour enrichir leur culture basket, de livres, de témoignages.

Nikolić, surnommé Le Professeur ou encore le Père du basket yougoslave, fut le sélectionneur national entre 1953 et 1966. Avec lui, le pays a remporté ses premières médailles, l’argent à l’Euro 1961 suivi du bronze à l’Euro 1963. Tournant décisif. Cette même année, la fédération l’envoie aux États-Unis. «Il a passé six mois dans le berceau du basket et est revenu avec une philosophie radicalement différente», écrit Stanković. «Professeur Nikolić était notre patriarche», reprend Savo Vučević. «Il est allé aux États-Unis et il a su transmettre et adapter ce qu’il avait appris aux mentalités yougoslaves. Il a inspiré toute la génération qui a suivi.» Probante, cette expérience américaine devint institutionnelle  pour la fédération yougoslave. Pendant vingt ans, celle-ci instaura une trêve de trois semaines dans son championnat national, en novembre, afin que les joueurs et coaches des clubs puissent franchir l’Atlantique et se mesurer aux universités américaines. Pas pour gagner, pour apprendre. «Aujourd’hui, les entraîneurs ne sont plus comme il y a trente ans, il y a une généralisation, une harmonisation, de tout, mais quand même, il reste quelque chose de cette école yougoslave», assure Vučević.

Deux maîtres de l’école yougoslave : les Serbes Željko Obradović et Aleksandar “Aca” Nikolić.

Discipline, jeunesse, taille… et vice !

Cette école, c’est aussi la discipline demandée aux joueurs, quasi-militaire. «La démocratie, c’est pour les autres», s’amuse Nebojša Čović, le président de l’Étoile Rouge, dans un reportage de l’Euroleague. C’est, dans les années 1980, Dino Radja qui raconte les préparations d’avant-saison de l’époque, avec trois entraînements par jour, «dans les forêts, les quinze joueurs plus le coach, sans personne d’autre, à part les loups et les ours». C’est, au 21e siècle, Joffrey Lauvergne et Léo Westermann qui témoignent de l’intensité requise chaque jour au Partizan Belgrade, à suer encore et encore en montant les marches du Pionir ou en tirant jusqu’à risquer une tendinite du coude. «Dans notre école de basket, il y a vraiment beaucoup de travail, un travail acharné. Notamment avec les jeunes», nous confiait l’an dernier Zvezdan Mitrović, le coach monténégrin de l’ASVEL, élu meilleur entraîneur de Jeep Élite ces deux dernières saisons. «On aime les mettre sur le terrain. On met les cadets avec les juniors, les juniors avec l’équipe réserve, les joueurs de la réserve avec les pros.»

Miser sur les talents locaux, plus qu’une obligation due à un manque de moyens empêchant d’aller faire son marché à l’étranger, un véritable marqueur du basket slave. «Quand vous amenez des Américains dans l’équipe, votre job est de leur faire des passes. Derrière, avec un peu de chance, vous pouvez capter un rebond et prendre un tir. À quoi ça sert ? Si vous n’avez pas d’Américains, vous pouvez prendre vos propres tirs», témoignait un coach yougoslave dans Sports Illustrated en… 1990. Deux décennies plus tard, quand Miloš Teodosić déclara qu’il refuserait  de jouer pour la sélection serbe si elle décidait de naturaliser un Américain – ce que la Slovénie, notamment, a fait avec Anthony Randolph –, son propos prenait source dans la même veine : la volonté de s’appuyer sur ses propres forces.

D’autant que les ex-Yougoslaves présentent des caractéristiques avantageuses. Notamment la taille. Dans le Top 10 des populations les plus grandes figurent les Monténégrins, Bosniens, Serbes, Croates et Slovènes, avec une taille moyenne supérieure à 1,80 m pour les hommes. «Au Monténégro, les gens aiment le basket, c’est devenu le sport numéro un et ça l’est de plus en plus car les jeunes peuvent avoir des idoles, avec les matches NBA qui passent plus facilement à la télé. Et ils sont prédisposés par la taille», confirme Savo Vučević, qui liste d’autres points forts dans le portrait-robot du joueur yougo. «Les joueurs yougoslaves sont moins athlétiques que les Américains, mais le basket, ce n’est pas uniquement dominer physiquement. C’est aussi une façon de jouer. Être malin, être vicieux, ce sont de grandes caractéristiques du basket yougoslave», sourit-il.

Transmission d’un héritage

«C’est sans doute l’équipe qui a eu le plus d’influence sur les vingt-cinq dernières années. Oubliez les Bulls de Jordan, les Spurs, les équipes de LeBron, les Warriors : la Yougoslavie a fait de notre jeu moderne ce qu’il est aujourd’hui.» C’est ce qu’on peut lire dans un article de 2016 issu d’un magazine… américain, Rolling Stone, au sujet de la sélection yougoslave qui remporta l’or à l’Euro 1989, au Mondial 1990 et à l’Euro 1991, celle des Petrović, Divac, Radja, Kukoč, Paspalj, celle qui n’eut pas l’opportunité de défier la Dream Team aux JO 1992. Celle qui fut séparée, éclatée par la guerre. Mais a laissé une trace indélébile.

Un mot-clé : transmission. La transmission des connaissances basket, d’un patrimoine, d’une fierté à représenter sa nation. Autant de notions essentielles dans une zone meurtrie par les conflits. Le basket, moyen d’exprimer son identité pour ces petites nations en termes de population. Quand la Bosnie remporta l’Euro U16, ils étaient 50 000 (!) à attendre les héros à leur retour à Sarajevo. Quand la Slovénie disputa la finale de l’Euro 2017 et remporta l’or, au pays, plus de 90% des téléspectateurs regardaient le match.  L’équipe était entraînée par un Serbe, Igor Kokoškov, qui durant tout le tournoi raconta à son jeune prodige, Luka Dončić, né en 1999, des anecdotes au sujet de l’icone yougoslave et croate, Dražen Petrović, décédée en 1993. Comme un passage de témoin. Un énième rappel de l’histoire, la force et l’héritage d’une certaine école de basket.

Et si la Yougoslavie existait encore ?

Avec des si, on pourrait refaire le monde. Et donc la Yougoslavie. Voici ce à quoi une sélection «yougo» pourrait ressembler en 2019. Il y a du très, très beau monde…

Le constat est signé Fran Fraschilla, un journaliste américain d’ESPN passionné par le basket international. «Si vous prenez tous les grands joueurs issus de l’ex-Yougoslavie et que vous les mettez ensemble aujourd’hui, ils formeraient une équipe qui pourrait probablement être compétitive face à Team USA.»

Nous nous sommes amusés à constituer cette équipe virtuelle. À la mène, Miloš Teodosić, le génial passeur, Goran Dragić, le MVP du dernier Euro – oui, il a pris sa retraite internationale, mais rappelez-vous, l’exercice est virtuel –, et Vasilije Micić, en pleine progression. Sur les ailes, un trio éblouissant, avec la pépite Luka Dončić, le froid comme une lame Bogdan Bogdanović et le shooteur Bojan Bogdanović, plus un précieux homme de l’ombre, Nikola Kalinić. Au poste 4, pour écarter le jeu, Dario Šarić et Nemanja Bjelica. Dans la raquette, du lourd. Du très lourd. Le pivot-meneur Nikola Jokić, l’efficace Nikola Vučević et le costaud Jusuf Nurkić. Au final, notre équipe, composée de six Serbes, deux Slovènes, deux Croates, un Monténégrin et un Bosnien, compte dix joueurs NBA et deux d’Euroleague. En réserve, une palanquée d’éléments, qu’ils viennent de NBA (comme l’immense Boban Marjanović ou Mario Hezonja) ou d’Euroleague (Stefan Jović, Vladimir Lučić, Milan Mačvan…).

Même si Team USA, avec des phénomènes tels LeBron James, Kevin Durant, Stephen Curry, apparaît intouchable, un affrontement face à cette équipe yougo ferait saliver. D’autant que, cerise sur le gâteau, sur son banc prendrait place le coach qui a remporté neuf fois l’Euroleague : Željko Obradović.

Extrait du numéro 27 de Basket Le Mag (Février 2019)