Manu Ginóbili fêtera ses 41 ans le 28 juillet. L’occasion de retracer le parcours, de l’Argentine aux États-Unis en passant par la deuxième division italienne, de celui qui a gagné en Europe, en NBA et au niveau international. Sa famille, ses anciens entraîneurs et coéquipiers racontent l’histoire du génial gaucher argentin.

 

Par Yann CASSEVILLE

 

Une scène résume Manu Ginóbili, sa carrière et son histoire. Elle se déroule le 28 août 2004, à Athènes, quand l’Argentine réussit un immense exploit en s’offrant l’or olympique, aux dépens de l’Italie. «Dans les dernières secondes de la finale,  l’Italie fait faute sur Nocioni, qui doit aller aux lancers. À ce moment, on s’est réuni avec Manu et Pepe Sánchez au milieu du terrain et enlacé. Il y avait des larmes de joie et une immense émotion», raconte Alejandro Montecchia. Les trois coéquipiers repensent à leur parcours : «On est trois amis, qui viennent de la même ville, Bahía Blanca, et du même club, Bahiense del Norte. C’était un moment vraiment inoubliable.» En cette soirée athénienne, les trois amis d’enfance grimpent sur la plus haute marche du podium, et Ginóbili, qui a déjà triomphé en Euroleague et en NBA, se hisse sur le toit du monde du basket, lui l’ancien minot fluet. Une épopée légendaire, qui lui ressemble : géniale et imprévisible.

 

Un enfant petit et maigre

En Argentine, la ville de Bahía Blanca (la baie blanche) s’appelle ainsi en raison du sel qui recouvre le long de sa côte bordant l’Atlantique. Grâce aux nombreux titres dans les années 1960-1970 et à l’émergence de talents locaux, elle a hérité du surnom de capitale du basket. «Ça doit être la seule ville du pays où le basket a plus d’importance que le foot. C’est une villle de 350 000 habitants qui possède 21 clubs, avec près de 4 000 garçons jouant chaque week-end», détaille Leandro Ginóbili, l’aîné des trois frères. Le 28 juillet 1977, Emanuel, dit Manu, naît ainsi dans une ville basket, et dans une famille de basketteurs. Ses deux frères deviendront également professionnels : Leandro restera treize ans en ligue argentine, Sebastián, multiple All-Star au pays, passé par la deuxième division espagnole, est désormais coach à Bahía Blanca.


Ils débutent au club de Bahiense del Norte, présidé par leur père, ancien joueur et coach, où Manu rencontre Pepe Sánchez et Alejandro Montecchia, avec qui il sera champion olympique. «Le club était juste à côté de la maison. La vie du club a fait partie de notre éducation. Le basket était un sujet de conversation permanent à table. Nous sommes pratiquement nés avec un ballon dans les mains», sourit Leandro.
Tous les jours, Manu se compare à son poster taille réelle de son idole, Michael Jordan. Il atteindra 1,98 m, mais pour l’instant, il est petit, mince et moins fort que bien des enfants de la ville. «Manu n’était pas spécialement réputé pour ses capacités, mais il n’abandonnait jamais», se rappelle Montecchia. «Il essayait toujours d’atteindre le cercle, réussissait rarement, se frustrait, pleurait, mais continuait d’essayer.» Cette ténacité lui permet de lancer sa carrière dans l’élite, en 1995 à Andino, club de La Rioja, une ville à plus de mille kilomètres de Bahía Blanca. À l’époque, il pèse 75 kilos, 17 de moins que son poids de forme en NBA. Andino est entraîné par Huevo Sánchez, un ami de la famille, qui a fait débuter les deux autres frères. «Il était très maigre mais n’avait peur de rien. Comme aujourd’hui, tout son jeu reposait sur la spontanéité. Au début de saison, il n’a pas joué, peu à peu il a gagné ses minutes et sur le terrain, tout le monde le remarquait», revoit Sánchez.

 

L’arrivée en Europe

Élu meilleur jeune, Ginóbili revient à Bahía Blanca, au club d’Estudiants. En parallèle, il est appelé à l’été 1996 en sélection U21. Suivent en 1997 le Mondial U22 – qui marque la naissance de la génération dorée, voir pages suivantes – et en 1998 son arrivée en sélection sénior. Pour le Mondial 1998, la dernière place se joue entre Jorge Racca et lui. «Racca était ma première option, il me le rendait bien voire très bien, mais quand je le remplaçais par Manu, lui aussi était très bon, montrant sa confiance et sa personnalité», se remémore le sélectionneur, Julio Lamas. «À ce moment, ils avaient le même niveau, mais nous avons choisi Manu parce que nous pensions qu’il serait très important dans le futur. N’importe qui pouvait voir que c’était un joueur spécial, avec un grand avenir. Il avait d’excellentes qualités physiques, techniques, la connaissance tactique. Et en plus, cette créativité et une rebellion qui le rendaient imprévisible.»


En 1998, après le Mondial et deux années remarquées à Estudiantes, sa carrière prend un tournant. Au sud de l’Italie, à Reggio Calabria, la Viola vient d’être reléguée en deuxième division. Ce club possède une tradition de joueurs argentins. «En 1989, un Argentin qui avait évolué en Itaile a demandé aux dirigeants s’ils étaient intéressés pour recruter quelques jeunes Argentins avec un passeport italien. Quelques mois après, Sconochini, Rifatti et De Simone sont arrivés à la Viola. Après, ça a été plus facile de recruter les autres», explique l’Italien Gaetano Gebbia, alors entraîneur de la Viola. Ginobili débarque à Reggio Calabria en 1998, suivi par Montecchia en 1999 et Carlos Delfino en 2000.
«Honnêtement, je ne savais pas grand-chose de Manu, mais j’ai fait confiance à mon intuition et à ce que les Argentins, notamment Sconochini, m’avaient dit : prends-le, il a un visage impassible, un masque de pierre ! On avait une très bonne équipe et Manu fut la valeur ajoutée», dit Gebbia. «C’était un talent spécial. Il faisait certaines choses qu’on ne peut pas enseigner. Il avait une confiance incroyable en ses capacités et voulait la balle dans les situations cruciales», se rappelle Brent Scott, l’un des leaders de l’équipe. Les débuts européens de Ginóbili sont un succès : 17,9 points de moyenne et la montée dans l’élite.

 

La draft des Spurs

Arrive la draft 1999. Elton Brand premier choix, Fred Weis quinzième, et avec le 57e et avant-dernier choix, San Antonio prend un Argentin de deuxième division italienne. Le manager de la franchise, R.C. Buford, a repéré Ginóbili au Mondial U22 en 1997. Pour autant les Spurs agissent par pari autant que par intuition. Lorsqu’il apprend sa draft, au réveil, Ginóbili, au Brésil pour un match avec la sélection argentine, croit tout d’abord à une erreur. «Il ne parlait jamais de NBA», commente Gaetano Gebbia. «Je pense qu’il savait qu’après Reggio, il devrait aller dans une équipe de niveau européen.»
D’ailleurs l’Argentin ne rejoint pas les Spurs. En 1999-00, il retourne à la Viola, s’adapte sans problème à la première division (17,8 points), devient All-Star, et le promu s’invite en playoffs, vaincu en quart mais après avoir poussé le grand Kinder Bologne – aujourd’hui Virtus – au cinquième match. À l’intersaison, Ginóbili est justement recruté par Ettore Messina au Kinder. Reconnaissance ultime ? Pas tout à fait. Messina ote pour Ginóbili après un refus d’Andrea Meneghin, et veut ensuite en faire une rotation de Saša Danilović. Mais le Serbe prend sa retraite et voici l’Argentin propulsé titulaire. «Quand il est arrivé dans l’équipe, je ne connaissais pas grand-chose de lui. Honnêtement, ma première pensée, c’était : mais pourquoi ils ont signé ce gars trop petit ?», rit Matjaž Smodiš, l’ex-international slovène de Bologne.

Irrésistible au Kinder

Pour son premier match d’Euroleague, le 18 octobre 2000, dans une défaite sur le parquet de l’AEK Athènes, Ginóbili déraille : -4 d’évaluation en 19 minutes. «À la fin du match, j’ai dit à mon assistant : s’il est notre première option offensive, nous allons avoir beaucoup de problèmes. Six mois plus tard, il était MVP», a raconté Messina à Yahoo. Le Kinder remporte en 2001 la triple couronne : championnat, coupe d’Italie et Euroleague. Ginóbili est MVP de Serie A, et en Euroleague, il tourne à 25 d’évaluation en quart pour balayer (3-0) le voisin de la Fortitudo, et dans la finale en cinq manches (3-2) contre Vitoria permet à Bologne de rester en vie avec 27 points dans le match 4.


Parmi ses coéquipiers dans l’armada italienne, Smodiš, Antoine Rigaudeau, Marko Jarić, Rashard Griffith et un jeune Australien qui débute une immense carrière, David Andersen. «Manu faisait des choses complètement folles. Son corps est tellement flexible ! C’est comme du plastique, il peut se plier, encore et encore, se déformer», s’amuse l’intérieur. Avec Ginóbili, tout devient art – même le flopping ! «Il était partout, en attaque comme en défense. Et il n’avait jamais peur, il voulait prendre le dernier tir, il poussait les autres autour de lui à faire plus. On a été les témoins des premières étapes de l’immense vainqueur qu’il allait devenir», enchaîne Smodiš.
En 2002, le Kinder ne conserve ni le titre national ni l’Euroleague, vaincu sur une finale sèche par le Panathinaïkós malgré les 34 d’évaluation de Ginóbili, mais l’Argentin, encore MVP en Italie et dans le Cinq idéal de l’Euroleague, poursuit son ascension. Le moment est venu de s’attaquer aux États-Unis.

En guerre avec Popovich

En 2002, les arrières étrangers de NBA sont encore caricaturés comme des shooteurs incapables de défendre. Ginóbili arrive à San Antonio en qualité de doublure de Steve Smith qui, avec Bruce Bowen, le soumet à rude épreuve à l’entraînement. Surtout, dans une équipe au jeu appliqué, sans fioriture, sur demi-terrain, Ginóbili dénote. Ses shoots à trois-points en début de possession, ses passes et ses interceptions risquées rendent tout rouge le rigoureux Gregg Popovich. «Je ne pense pas que je peux le coacher», lâche un jour l’entraîneur. Qui pourtant au fil des mois change de discours, comprenant la meilleure façon pour que l’Argentin apporte à l’équipe : «Laisser Manu être Manu», a-t-il souvent répété. À Reggio Calabria, Gaetano Gebbia avait suivi la même logique. «Il prenait beaucoup de shoots et j’ai laissé faire parce que je reconnaissais son talent. Dans un match de coupe d’Italie, il avait la balle et était très proche du banc, je me tenais à côté de lui, j’essayais de comprendre ce qu’il allait faire. Il a fait mine de tirer, j’ai commencé à crier, il s’est retourné et a souri, comme pour dire : relax, je ne vais pas shooter. Pour Manu, le basket reste un jeu.»
Popovich a fait un pas en avant, Ginóbili a su placer l’équipe au-dessus de l’ego. Dans une autre franchise, il aurait pu avoir plus de temps de jeu et plus d’argent. Il a préféré endosser le rôle du sixième homme. L’objectif visé valait bien ça : gagner. Avec Bill Bradley, il est l’un des deux joueurs de l’histoire ayant remporté l’Euroleague, la NBA (quatre fois) et les JO. Il a frôlé le titre de champion du monde, vaincu en finale après prolongation par la Yougoslavie en 2002.

Dieu vivant en Argentine

Ginóbili, c’est aussi cette Generación Dorada argentine, la première défaite infligée aux Américains et leurs joueurs NBA en 2002, le titre olympique en 2004, le bronze en 2008, les JO 2016 à 15 points de moyenne à 39 ans. Sa fidélité envers la sélection et ses titres l’ont élevé au rang de légende vivante en Argentine. «C’est un pays de football par excellence, mais Manu a franchi ces barrières et j’ose dire qu’en termes de popularité, il est à la hauteur de Maradona», compare Montecchia. Leandro Ginóbili va plus loin : «Il est considéré par beaucoup comme le plus important sportif du pays, en incluant Maradona.» Ce statut d’icone n’a pas changé l’arrière, homme discret. «Malgré les titres, la gloire et les dollars, il est toujours le même gamin qui a quitté Bahía Blanca il y a vingt ans», apprécie son frère. «Sa qualité la plus importante, au-delà de son talent, c’est sa personnalité», estime Gaetano Gebbia.


Au moment de raconter leurs souvenirs du basketteur, nos intervenants ont souent dévié sur le sujet de sa personnalité. Bon vivant, Ginóbili adore se balader avec ses coéquipiers et abhorre le room service des hôtels. À Reggio Calabria, Brent Scott se remémore «le temps passé ensemble après les entraînements pour dîner ou sortir». À Bologne, David Andersen a découvert bien des restaurants en sa compagnie. À San Antonio, le Français Boris Diaw, l’Australien Patty Mills et le Brésilien Tiago Splitter formaient avec l’Argentin un quatuor auto-surnommé «les Nations Unies», spécialisé dans la découverte des cafés.
«Sa vie ne se résume pas au basket. C’est son travail, c’est bien sûr une grande partie de sa vie, mais il aime voir d’autres choses, d’autres cultures, voyager. Il est très curieux et cultivé», commente David Andersen. Popovich a l’habitude de proposer des quiz de culture générale à ses joueurs, et bien souvent les réponses viennent de Ginóbili. Quand Fabricio Oberto dut se faire opérer du cœur, il demanda à son compère en sélection de l’accompagner car il savait que Ginóbili ferait des recherches et poserait des questions pertinentes. En dehors du basket, il s’intéresse à l’astronomie, la géographie, sur son blog conseille livres, études de la NASA ou encore podcasts. «Son blog reflète bien qui il est. Il parle peu de basket et beaucoup d’autres choses : nature, écologie, nouvelles technologies», liste Leandro. «Avant la naissance de ses jumeaux, il nous a invités, Sebastián et moi, en vacances au Costa Rica. Il ne nous a jamais laissés nous reposer à la plage, il avait prévu plein d’activités : kayak, rafting, excursions… Il est infatigable !»

 

Exceptionnelle longévité

En 2013, le basketteur Ginóbili semblait fini. San Antonio avait vécu un traumatisme en finale contre Miami, après une défaite cruelle au match 6 marqué par les huit balles perdues de l’arrière gaucher. Pourtant quatre saisons plus tard, il joue toujours, à 39 ans. Une longévité exceptionnelle, d’autant qu’il a disputé plus de 200 matches de playoffs et porté le maillot argentin de 1998 à 2016. «Déjà à Reggio Calabria, à 21 ans, il prenait soin de son corps, mangeait sainement, accordait de l’importance au repos», se rappelle Brent Scott. «Il n’a plus l’explosivité d’avant mais il connaît parfaitement le jeu. Il pourrait jouer les yeux fermés», sourit Julio Lamas. «On a vu en playoffs qu’il a toujours le truc», continue David Andersen.


Au moment de notre bouclage, fin juin, l’Argentin, qui fêtera ses 41 ans le 28 juillet, hésitait à prendre ou non sa retraite. «J’ai le choix entre deux options merveilleuses : continuer à jouer le jeu que j’aime ou plus profiter de ma famille et voyager. Quoi que je décide, je serai heureux.» C’est bien connu : Manu Ginóbili gagne toujours. Certains ne jurent que par l’Euroleague, d’autres préfèrent la NBA. Un petit Argentin de Bahía Blanca a su faire fi des frontières, en pratiquant son art en virtuose.

Extrait du numéro 10 de Basket Le Mag (Juillet-Août 2017)