Une identité de jeu, une philosophie basée sur le QI basket et le collectif, une ouverture sur les joueurs européens plus que sur les Américains, le basket espagnol des clubs et ses sélections nationales continuent de dominer l’Europe. L’exemple à suivre ?
Par Valentin Flot
Aussi paradoxal que celui puisse paraître, les bases de la domination espagnole sur le reste du Vieux Continent sont nées à Varna, en Bulgarie, au bord de la mer Noire, lors d’un été radieux de 1998. C’était il y a près de vingt ans. Pour la première fois, une sélection de jeunes Espagnols remporte une compétition. Les juniors ibériques dominent ce championnat d’Europe des moins de 18 ans autour d’une base formée de Juan Carlos Navarro, Felipe Reyes, Raül López, José Manuel Calderón, Carlos Cabezas et un grand échalas un peu maladroit et timide, Pau Gasol. On ne le sait pas encore mais cette génération va dominer le basket européen pendant près de vingt ans…
La consécration arrive l’année suivante. Qualifiée pour le Mondial juniors de Lisbonne, l’Espagne domine devant 12 000 spectateurs les États-Unis en finale, grâce à un formidable Navarro (25 points) mais un petit Gasol (3 points et 5 rebonds), et devient championne du monde. Les «Niños de oro» sont nés. Grâce à cette bande de gamins, le basket ibérique ne sera plus jamais le même.
«Ce sacre représente le début de nos succès et surtout, il en est la pierre angulaire, l’origine. Ce groupe de jeunes a appris très tôt à gagner, à se battre les yeux dans les yeux avec les meilleurs. Sans gêne ni complexe. Sans ce titre, nous n’en serions sûrement pas là aujourd’hui», estime Jorge Garbajosa, ancienne gloire ibérique et actuel président de la fédération.
«En 1999, on réalise un truc historique pour une équipe espagnole : gagner un championnat du monde. On a senti quelque chose de spécial. On n’a jamais perdu l’essence de cette équipe. Tous les étés, il y avait quelque chose qui nous soudait, avec Felipe (Reyes), Juan Carlos (Navarro), Raül (López)… Il y avait un esprit de groupe, un désir de vaincre. C’est l’héritage et la marque que cette génération laissera», témoignait récemment Pau Gasol, l’icône de cette génération, dans L’Équipe Magazine.
L’humiliation de 1994
Pourtant, le basket espagnol avait déjà connu son heure de gloire. Une autre génération avait réussi à se hisser au sommet du basket européen, celle de Juan Antonio San Epifanio, Juan Antonio Corbalán et Fernando Martín, finalistes de l’Euro 1983 en France et médaillés d’argent l’année suivante aux Jeux Olympiques de Los Angeles, après une défaite en finale face à Michael Jordan et Team USA. Mais le soufflé était retombé assez vite puisque dix ans plus tard, lors du championnat du monde, organisé au Canada, l’Espagne était humiliée en étant éliminée dès le premier tour par les modestes Chinois !
Cette défaite résonna comme une onde de choc et déclencha une prise de conscience globale au sein du basket espagnol. «L’objectif premier était de redevenir compétitif, mais jamais nous n’avions planifié un tel succès. Le basket espagnol était vraiment dans un sale état et n’avait plus confiance en lui. Il fallait donc le dynamiser. Nous avons alors repensé tout notre programme. Il s’agissait de régénérer les forces du basket espagnol, de les dynamiser, de les organiser et coordonner le tout autour de nos jeunes et de notre formation», nous explique Ángel Palmi, directeur sportif de la fédération espagnole entre 1995 et 2016.
La fédération impose alors une philosophie de jeu unique à toutes ses sélections, basée autour de trois piliers : la technique individuelle, l’intelligence de jeu et le collectif. Pour la mettre en œuvre, elle va repartir de sa base en s’appuyant sur l’ensemble des centres de formation de la péninsule.
Les canteras au service d’une philosophie globale
En Espagne, chaque club accorde énormément d’importance à sa “cantera”, autrement dit son centre de formation. «Il y a eu un projet en Espagne, début 2000, de créer un centre technique national, mais il a été abandonné. Ici, chaque club possède sa propre cantera. Il y a des canteras avec une grande tradition comme la Joventut Badalone ou Estudiantes. Et d’autres, qui se tournent plus vers les jeunes Européens, comme le Real Madrid, Barcelone, Vitoria ou Gran Canaria. Valence vient d’inaugurer sa nouvelle enceinte et on s’attend à ce qu’ils sortent de grands talents très rapidement», nous explique David Sardinero, directeur de Gigantes, mensuel de référence en Espagne depuis plus de trente ans.
Même le Real Madrid ou Barcelone, véritables institutions, ne dérogent pas à ce schéma puisqu’ils ne se contentent pas de leur important budget pour construire leur effectif mais forment également, eux-mêmes, leurs propres talents. Ce modèle s’accompagne d’une identité de jeu unique, partagée par l’équipe nationale et l’ensemble des clubs. En effet, à l’heure où la planète basket ne jure que par les qualités physiques et athlétiques, les formateurs espagnols, eux, ont fait le choix opposé.
«Depuis leur plus jeune âge, on influe sur la technique individuelle, la tactique collective, les fondamentaux et l’intelligence de jeu. Il en résulte des joueurs qui comprennent parfaitement le jeu. Ils ont QI basket bien supérieur à la moyenne et sont très professionnels», poursuit David Sardinero.
Vincent Collet, actuel sélectionneur national et entraîneur de Strasbourg, va plus loin : «Ce qui est intéressant chez eux, c’est cette identité de jeu qui se transmet de l’équipe nationale à l’ensemble des clubs. Globalement, il y a une connaissance du jeu supérieur. L’intensité est beaucoup plus forte. C’est une constante qui n’existe pas en France, même si le basket français a beaucoup progressé grâce au fait que de nombreux joueurs soient partis à l’étranger. Malgré tout, nous ne sommes pas à leur niveau. À une époque, nous disions que les clubs espagnols jouaient deux matches d’Euroleague par semaine, celui en semaine et celui du week-end, c’était du même niveau.»
La préférence européenne
À l’image de ce qui peut être observé ailleurs en Europe, la solution de facilité pour les clubs aurait été de recruter chaque année plusieurs Américains et de s’en contenter pour espérer demeurer compétitif.
L’Espagne, refusant de suivre ce modèle, s’est prioritairement intéressée au marché européen pour son recrutement. C’est justement ce qui explique l’étonnante singularité de ses effectifs, où l’on retrouve 40% de joueurs Européens pour à peine 20% d’Américains. «Cette tendance à recruter des joueurs américains à moindre coût a également existé ici dans le passé. Mais, les clubs se sont rendu compte que ce n’était pas la meilleure méthode pour gagner en Europe. Aujourd’hui, beaucoup de directeurs sportifs préfèrent signer des joueurs européens qui connaissent le style de jeu pratiqué ici et qui sont plus contrôlables pour l’entraîneur», tranche David Sardinero. En comparaison, les joueurs européens sont dix fois moins nombreux en Pro A, puisqu’ils ne représentent que 4% des effectifs !
Et ce choix ne se limite pas aux deux géants, aux moyens incomparables, que sont le Real et le Barça, puisque même le modeste club de Saragosse, pour ne citer que lui, ne compte pas moins de quatre Européens dans son cinq de départ : un Serbe, un Allemand, un Lituanien et un Néerlandais.
À ce sujet, Vincent Collet a souvent fait figure d’exception en Pro A, en indiquant notamment : «Moi, j’ai souvent pris des joueurs européens, j’ai souvent été l’un des rares entraîneurs à faire cela. À l’époque du Mans, je prenais moins d’Américains, j’ai souvent joué avec des Croates et des Serbes. J’ai été champion avec Beşok, j’ai eu Jurica Ružić ou Sandro Nicević, j’en avais toujours deux ou trois.Mais il faut reconnaître que d’un point de vue purement économique, c’était moins intéressant car le marché des joueurs européens est assez cher et c’est une difficulté pour un club français qui n’a pas un gros budget. C’est plus facile de trouver un joueur compétitif américain à 80 000 ou 100 000 dollars. À ces prix-là, il n’existe pas de joueurs européens dominants».
Vrai et faux, puisque si les meilleurs clubs espagnols peuvent compter sur des budgets plus importants que ceux de notre Pro A, ce n’est pas le cas de tous. Ainsi, la révélation de l’année en Liga ACB et en Champions League, le CB Canarias Tenerife, présente un budget équivalent à celui des bons clubs français. Si celui-ci est officiellement de 3,8 M€, le différentiel des charges sur salaires (65% en France contre 40% en Espagne), le fait correspondre à environ 5 M€ ici. Nettement moins que celui de l’ASVEL (7,3 M€), par exemple, que les Espagnols ont éliminé en quart de finale de la Champions League.
Mais au-delà des comparaisons budgétaires, c’est bien dans la construction des équipes et la recherche d’une philosophie de jeu que ces deux adversaires différent, symbolisant parfaitement le grand écart que l’on peut observer entre notre Pro A et la Liga ACB. Alors que l’ASVEL a privilégié des joueurs très physiques (Charles Kahudi, Adrian Uter ou Darryl Watkins) ou athlétiques (Walter Hodge ou Bandja Sy), Tenerife joue sur un registre plus technique et très «basket» avec des recrues comme le Canadien Aaron Doornekamp, l’Américain Tim Abromaitis, le Grec Geórgios Bógris ou le Lituanien Marius Grigonis.
Un recrutement unique en Europe
Un autre fait singulier qui caractérise aussi la Liga ACB, et qui saute aux yeux à moins d’être aveugle, est…