Crawford Palmer (2,08 m, 47 ans) est arrivé en France en 1993. Vingt-cinq ans plus tard, l’Américain est toujours là, a obtenu la nationalité française, est devenu enseignant puis, aujourd’hui, directeur sportif de l’Elan Chalon. «Le Boulanger» retrace son parcours, de New York à Toulon, en passant par l’argent olympique à Sydney.
Propos recueillis par Yann CASSEVILLE
Je suis né à Ithaca, New York. On est parti au Pérou peu après ma naissance, un an, ensuite on a vécu quatre ans dans le Maine, puis à Washington, où mon père, qui était prof de sciences politiques, enseignait. J’ai grandi de 6 à 18 ans à Arlington et Washington. C’est là où j’ai mes amis, où j’ai appris à jouer au basket. J’ai fait une bonne petite carrière au lycée. En Virginie, à l’époque, il y avait Alonzo Mourning, on se croisait souvent. J’ai été recruté par Duke et Georgetown, qui était ma fac préférée. J’avais 14 ans quand Georgetown a gagné le titre NCAA avec Patrick Ewing. Mais comme ils le font toujours, ils recrutent plusieurs joueurs, et je n’étais pas le premier. Quand ils ont vu Mourning, ils ne m’ont plus rappelé ! (Il rit) La fac de Virginie me voulait très fort et j’avais mon frère qui voulait que je le rejoigne à Darmouth. Mais j’ai choisi Duke. Danny Ferry m’avait dit que si j’allais à Virginia plutôt que Duke, quand on les jouerait, il ferait en sorte que je me fasse découper par les supporters.
Là-bas, j’ai vécu la March Madness. C’est la folie partout aux États-Unis, mais à Duke, c’est encore plus fou. Pour un match contre Maryland, à +15 à 3-4 minutes de la fin, des étudiants ont commencé à quitter la salle, ce qui était impensable. Ils voulaient déjà se mettre dans la file de Krzyzewski ville, la ville devant le stade, pour être les premiers à entrer au match le samedi suivant ! Il n’y a rien qui est comparable à ça. C’est une vie particulière, mais formidable à vivre. Je suis arrivé en même temps que Christian Laettner, et quand tu es à son poste, tu ne joues pas beaucoup ! La première année, il y avait Danny Ferry, la deuxième année Alaa Abdelnaby, et Laettner commençait à prendre son élan. J’étais venu à Duke parce que c’est une super école, pour mener de front basket et études, mais j’ai fini par ne faire ni l’un ni l’autre comme je voulais. C’est ce qui m’a poussé à partir en Ivy League, à Darmouth. Beaucoup de ma famille était passée là, j’étais un peu à la maison. Comme j’avais changé d’école, j’ai dû rester une saison sans jouer, ça m’a permis de passer un an à la bibliothèque jusqu’à 4h du matin. Je devais travailler à côté parce qu’ils n’ont pas de bourse. Ça changeait du tout payé à Duke, où tu es le roi du monde. Mais j’ai passé deux des meilleures années de ma vie.
Niveau basket, Darmouth, ça te raye un peu de la carte. C’est ce qui a fait qu’en sortie de fac, je me suis retrouvé en N2 française (3e division de l’époque), à Fos-sur-Mer, via mon coach de Darmouth qui avait un copain qui était copain avec le coach de Fos. J’avais fait le camp des Celtics, j’avais des petites touches en Espagne, mais rien de concret, et il y a eu ce coup de fil. On m’a dit que c’était la côte méditerranéenne, mon agent qui ne connaissait rien à l’Europe pensait que la N2 était la 2e division, je me suis dit pourquoi pas. Il m’a fallu un mois pour me rendre compte que c’était la 3e division.
L’intégration en France
Ce que je savais de la France ? J’avais étudié l’histoire médiévale de l’Europe. Voilà. (Il rit) Comme beaucoup d’Américains, on a des préjugés. Ma grand-mère était traumatisée par le fait que je vienne en France. Mon grand-père était le fils du candidat à la mairie de New York du parti prohibitionniste au début du 20e siècle, donc l’alcool, le vin, le jazz, ce n’était pas tabou, mais en grandissant je m’étais toujours demandé pourquoi il n’y avait pas d’alcool chez nous. Chaque fois que j’ai appelé ma grand-mère ou qu’elle m’écrivait, elle m’a demandé quand j’allais rentrer. (Il rit) Elle a voyagé partout dans le monde, mais quand je lui ai demandé si elle était allée en France, elle a répondu : «Non, jamais». C’était un pays que mon grand-père n’aimait pas.
À la fac, j’avais étudié le russe, au lycée j’avais pris latin. Le français, c’était pour les filles. Il m’a fallu du temps pour m’y mettre. En plus, mon coach était Franco-Américain. Mais la langue, c’est ce qui nous permet de vivre, d’interagir avec les gens, de raconter ses histoires et d’écouter les leurs. En plus j’adore lire, et je n’aime pas lire des traductions, donc ma première année à Fos, j’ai passé mon temps à lire, avec le dictionnaire à côté, à souligner des mots, comme un étudiant. Mais c’est surtout quand j’ai rencontré ma femme que j’ai été obligé d’apprendre, parce qu’elle ne parlait pas un mot d’anglais. Certains Américains ne font pas l’effort. Je ne juge pas, parfois tu n’as pas envie de t’investir quand tu vas te faire virer si tu enchaînes deux mauvais matches. Certains n’ont envie que d’une chose : retourner chez eux à Noël et en fin de saison. Ils ne changent même pas l’heure de leur montre, pour appeler leur famille aux bons moments. Mais pour moi, ce sont ceux qui durent le moins longtemps. J’ai tout fait pour m’intégrer, même si ça m’a pris une décennie, voire plus, pour ne pas avoir ce déchirement en permanence de l’exil. Être expatrié, c’est quelque chose. Quand on est né quelque part, on garde en tête que c’est là où on a sa place. Mais avec le temps, ça passe. Ça fait des années que je dis que l’année suivante, je rentrerai aux États-Unis avec ma famille, et on est toujours là.
J’ai passé trois belles années à Fos. En N2, il y avait des bons joueurs, J.D. Jackson, James Voskuil… C’était l’époque où il n’y avait pas encore les Bosman et il y avait toujours un bon en face de toi. Ça brassait, et il fallait gérer les arbitres, les petites salles. Je me rappellerai toujours mon premier match pro. C’était à Prissé, dans nos petites tenues jaunes fluos bien collantes, tu sors une bouteille de vin avant le match, il y a 1 500 personnes qui sont à la buvette depuis une heure… C’était folklorique, mais c’était génial.
Delaney Rudd, le patron
Quand j’ai signé à Bourg, ma femme a pleuré à chaudes larmes pendant des semaines, c’était la première fois qu’elle quittait le Sud. Je ne suis resté qu’une saison, dix mois, pourtant on a encore des amis là-bas. Ceux qui sont au club aujourd’hui étaient déjà là quand j’y étais. Jean-Luc Tissot, Pierre Murtin… C’est vraiment un club familial et ils ont réussi à garder cet esprit. Ce sont des gens biens et ça se voit dans leurs résultats, ils travaillent comme des fous sans prendre la grosse tête.
Je me souviens de ma première rencontre avec Greg Beugnot. Chez lui, autour d’un os à moelle. Il avait été super sympa, mais mon arrivée à l’ASVEL était quand même conditionnée par le fait que j’ai mon passeport ! (Il rit) J’étais marié, on attendait les dossiers. Au final, Greg a été l’un de mes meilleurs coaches. Je suis arrivé à l’ASVEL après leur Final Four d’Euroleague, mais j’ai pu jouer avec Jim Bilba, Alain Digbeu, Rémi Rippert, Mous Sonko… C’était le cœur du basket français à l’époque, avec Pau. On a fait quart de finale d’Euroleague, des trucs biens, mais ne pas avoir réussi à gagner le championnat, pour Greg et pour Delaney (Rudd), me fait toujours mal au cœur. Delaney est le meilleur meneur passé par la France. Il avait ce truc en plus, et le vice en plus. Greg l’a engueulé une fois parce qu’il était allé à droite au lieu d’aller à gauche et il a répondu : «Si on n’arrive pas à m’arrêter à droite, pourquoi j’irais à gauche ?» (Il rit) Je me rappelle encore d’un match en Coupe contre Évreux, on est mené toute la partie et il déclenche un tir à dix mètres pour gagner. Il avait des couilles, un truc qui faisait que tu avais confiance, que tu étais prêt à tout pour lui.
Strasbourg et le gang de New York
J’ai profité de l’ouverture de l’arrêt Bosman pour partir en Espagne. L’Espagne est un championnat avec un syndicat très fort, qui avait lutté pour passer de trois à deux Américains. J’ai fait partie de la première vague des Bosman avec Alain Digbeu, Laurent Foirest… On n’arrivait pas du tout en terrain conquis. Il fallait être plus fort que ceux autour, si on était moyen on n’avait pas notre place. Mais je parlais espagnol, j’ai essayé de m’intégrer, je me suis senti à l’aise. Kenny Grant, mon agent à l’étranger, ne m’a pas parlé pendant dix ans parce que j’ai refusé une offre du Panathinaïkós, avec Željko Obradović, la saison où ils sont devenus champions d’Europe, pour aller à Badalone. C’était un choix de vie, par rapport à ma femme, mes beaux-parents, et des attaches avec des gens, comme Alfred Julbe, le coach, et puis c’était Barcelone. Niveau basket, on a connu deux saisons difficiles, mais Badalone reste un club mythique. Après, j’ai passé un an à Cáceres, une saison aussi compliquée sur le terrain que géniale en dehors. C’était l’Estrémadure (région espagnole), un rêve.
Cáceres a déposé le bilan et j’ai pu rebondir à Strasbourg. On a vécu deux saisons difficiles et avec l’arrivée d’Éric Girard, il s’est passé un truc. Pour le titre de champion en 2005, les gens ont parlé du «Gang de New York». Pour les journalistes, il faut une accroche, et c’en était une bonne, mais je n’ai jamais compris pourquoi ils ne m’incluaient pas dedans, je suis né là-bas ! (Il rit) Je n’avais pas la même image, les mêmes tatouages, mais bon… Et puis c’était un gang de New York, mais avec un Croate, un Français, un mec de Chicago, etc., il y avait de tout. Quant à mon surnom, «Le Boulanger» (pour la distribution de «pains» sur le terrain), c’était marrant. Les Américains me demandent ce que ça veut dire, je ne sais même pas l’expliquer parce que ça ne se traduit pas très bien. C’était dû à ma réputation. J’ai croisé Vincent Masingue l’autre jour à un match du HTV, on lui a proposé de venir jouer le lundi soir, entre vieux, dans le coin. Il avait peur de venir taper tout le monde, je l’ai rassuré : «On ne se tape plus, et de toute façon on joue demi-terrain parce qu’on ne peut plus courir !»
L’argent olympique
Les JO de Sydney, c’était un changement d’ère, dans le basket français, avec la génération Rigaudeau, Sciarra, Bilba, Julian, Bonato, Foirest, Risacher, Gadou… Après, en 2001, j’ai vécu l’arrivée de Tony (Parker), l’année d’après celle de Boris (Diaw). Les gamins d’aujourd’hui n’étaient pas nés en 2000, donc le souvenir de Sydney s’estompe au fil des années, mais pour nous, les anciens, ça reste quelque part en nous. On sait qu’on a vécu quelque chose de particulier. Et même si ça s’estompe, tant que la France ne gagnera pas l’or, ça restera la référence ! (Il rit)
Honnêtement, je pense qu’on ne pouvait pas gagner la finale. C’est surtout la veille, la demi-finale de la Lituanie, Jasikevičius qui rate un trois-points pour battre les Américains, là tu te dis que c’est possible. Mais les Lituaniens, ils nous en avaient mis 20-25 en poule. Nous, face aux États-Unis, on est mal parti, on s’est accroché et on a réussi à les faire douter. On a participé à ce premier changement, quand le monde a réussi à s’approcher des Américains. Après, ils ont été obligés d’envoyer leur meilleure équipe et de changer leur préparation. Mais sur cette finale, dès qu’ils étaient en difficulté, ils accéléraient. Ils ont remis du jus alors que nous, on n’en avait plus. On était proche, mais on était loin. Pour moi, c’était marrant d’être face à des Américains. Au lycée, avec Duke, j’avais croisé tout le monde, Alonzo (Mourning) était un copain, Vin Baker aussi, c’était à la fois étrange sans l’être vraiment de jouer contre eux. J’ai peut-être eu un autre regard sur ce match et ce niveau que d’autres.
De joueur à manager puis enseignant
L’arrêt de carrière, c’est un concours de circonstances. Pas un malentendu, mais une déception. Je devais prolonger deux ans à Strasbourg, on m’a proposé un an et beaucoup moins que prévu. Le club pensait que j’allais rester, parce que j’étais bien, qu’on venait d’acheter un appart. Je n’avais pas envie de jouer ailleurs, avec la famille, et pas envie non plus de passer pour un con. Je n’appréciais pas énormément le président (Jérôme Christ), lui non plus, j’étais prêt à passer à autre chose, donc même si ce n’était pas prévu, ça n’a pas été si difficile.
Je voulais en profiter pour écrire, voyager, prendre le temps de retourner à l’école. Finalement Jean-Pierre De Vincenzi m’a proposé de rentrer à la fédération, tout en passant des diplômes, ce qui m’a permis de passer un diplôme à l’Esec (commerce), un diplôme de manager général au CEDS de Limoges. Si j’ai accepté le travail avec la fédération (manager sportif chargé de l’interface entre la NBA et les Bleus), c’est qu’à la base, avec Yvan Mainini, ils avaient prévu d’ouvrir un bureau à New York. Il n’a jamais vu le jour. J’ai pris beaucoup de plaisir, mais ça voulait dire des voyages en permanence. J’avais des idées sur comment travailler différemment, ça ne correspondait pas à ce que la fédé voulait ou pouvait. Quand on m’a dit qu’il faudrait rester sur Paris en permanence, ma famille était bien dans le Sud, je ne voulais pas faire monter tout le monde, je ne voyais plus mes gamins grandir, j’étais moins motivé, donc d’un commun accord, on a arrêté.
Aujourd’hui, j’enseigne l’histoire-géo et l’anglais dans une école privée à côté de Toulon, ça fait maintenant trois ans. Je coache aussi une équipe de U15, je coache mon fils. J’ai rejoué un peu, d’abord avec Bandol, où il y avait un bon petit groupe, Jean-Paul Besson, David Lesmond, j’ai passé deux belles années. Ensuite à Sanary, juste en bas de la maison, pour aider le club, c’était une belle année. Ça fait deux ans que j’ai arrêté, parce que je n’arrive vraiment plus à courir. (Il rit)
Je suis fier du chemin que j’ai parcouru, content que mes enfants aient pu découvrir plusieurs cultures, j’ai des amis partout dans le monde. Tout ça grâce au basket. En France, le sport n’a pas toujours bonne réputation, mais pour ceux qui ouvrent un peu les yeux, sont prêts à regarder, profiter, ça peut permettre des choses extraordinaires. J’ai pu en faire mon métier pendant longtemps, rencontrer ma femme, fonder une famille, et être encore ici. Enseigner l’histoire en français à des petits Français avec un mauvais accent, ça me plaît !»