Élu meilleur coach de JEEP Élite en 2017, Zvezdan Mitrović (48 ans) entend mener Monaco au titre en 2018. Que cachent son air sombre et son imposante carrure ? Une histoire particulièrement riche, de la Yougoslavie à la France en passant par l’Ukraine, partagée entre choix de vie et conflits armés. Et surtout une passion pour le basket.

 

Propos recueillis par Yann CASSEVILLE, au Portel

 

Dans un hôtel à côté du Portel, en ce vendredi 2 mars, qui verra le soir Monaco venir à bout de l’ESSM, nous avons rendez-vous avec un ogre. 1,94 m, une carrure de déménageur, une mine patibulaire : Zvezdan Mitrović, c’est une gueule, une allure à jouer le méchant de l’Europe de l’Est dans un film. Il arrive, serre la main. Non, il ne la broie pas. Durant près d’une heure d’entretien, il se montrera bien éloigné de l’image qu’il renvoie. Agréable, avec un humour fin, et surtout passionnant. Pour sa vie, si mouvementée, marquée par la guerre, comme pour sa vision du basket, lui qui se gave de matches d’Euroleague. Ayant manqué le déjeuner collectif avec l’équipe à cause de l’interview, il nous invite à l’issue de celle-ci à manger avec lui. Il parlera alors du conflit FIBA-Euroleague qui détruit la crédibilité du basket européen, de l’arbitrage, lui qui cumule les fautes techniques en France, un sujet sur lequel il est particulièrement prolixe… micro éteint. Sur tous les autres sujets, il s’est confié, ouvertement.

Le Monténégro, qui ne compte que 620 000 habitants, a des joueurs en NBA et en Euroleague. Comment l’expliquer ?
Il faut remonter à l’ex-Yougoslavie. Le basket et le sport en général étaient très populaires et le sont toujours dans cette région. Au Monténégro, les sports où nous avons les meilleurs résultats sont le water-polo masculin et le handball féminin. Mais en fait, à l’époque en Yougoslavie, maintenant au Monténégro, tous les sports collectifs de balle sont très populaires. C’est la continuité de l’ancienne école yougoslave, le basket fait partie de cet héritage. En plus, au Monténégro, nous avons la moyenne de taille la plus élevée en Europe (1,86 m pour les hommes contre 1,78 m en France).

Vous êtes depuis cet automne le sélectionneur national. C’est une fierté ?
Une grande fierté. C’était l’un de mes objectifs en carrière. Malheureusement, c’est peut-être la pire période pour travailler avec l’équipe nationale, en raison du nouveau système avec les fenêtres.

Vous êtes dans un groupe difficile, avec l’Espagne, la Slovénie…
(Il coupe) Et la Biélorussie joue avec son équipe habituelle ! Lors de la dernière fenêtre, il nous manquait nos intérieurs de NBA et d’Euroleague, et certains de nos joueurs d’Eurocup étaient blessés. On a joué avec nos troisièmes et quatrièmes options à l’intérieur. Contre l’Espagne, j’ai donné sa chance à un joueur de 16 ans (Jovan Kljajić), qui a joué 20 minutes. C’est la meilleure chose à faire dans ces fenêtres : tester de nouveaux joueurs. Nous sommes réalistes, nous n’avons pas d’énormes chances d’aller beaucoup plus loin, mais on peut donner une chance à ces jeunes. Quand ils jouent devant 10 000 personnes en Espagne, c’est une bonne expérience.

Vous ne pensez pas à la qualification ?
On a de grandes chances d’aller au deuxième tour. Si on bat la Biélorussie à domicile ou la Slovénie à l’extérieur, on est qualifié. Si j’ai les gars d’Euroleague et de NBA, on a même des chances de terminer deuxième. (Il marque une pause.) Ce n’est pas un bon système. Absolument pas. Ce n’est pas seulement mon avis, tous les coaches en Europe disent la même chose. On a trois jours pour préparer un match, tout travailler, avec une nouvelle équipe. Et sans les meilleurs joueurs…

Retraçons votre parcours. Vous êtes né à Podgorica, qui s’appelait alors Titograd, au Monténégro, qui faisait partie de la Yougoslavie. Quels souvenirs gardez-vous de cet “ancien monde” ?
Je suis né en 1970. Toute mon enfance, mon adolescence, c’était la Yougoslavie. Un bon et grand pays, développé, ouvert. Par exemple, je n’ai pas besoin de VISA pour les États-Unis. Nous avons les meilleurs passeports au monde, nous pouvons aller partout ! (Il rit) Dans ces années, 1980-1990, nous avons dominé le basket en Europe. Dražen Petrović, Toni Kukoč, Dino Radja, Vlade Divac, personne ne pouvait jouer contre eux. Avant les JO de Barcelone, tout le monde s’attendait à un affrontement entre la Dream Team américaine et la Dream Team yougoslave. Au final, c’est la Croatie qui a joué la finale, à cause de… toutes ces choses. On a été séparé en six pays. C’était un grand choc. Il n’y avait pas la guerre au Monténégro, mais elle était à côté, en Bosnie, Croatie. Et puis il y a eu les sanctions. En Euroleague, Budućnost a joué ses matches “à domicile” en Bosnie et Hongrie. Mais on a continué à travailler. Dans notre école de basket, il y a beaucoup de travail acharné, notamment avec les jeunes. On aime les mettre sur le terrain. On met les cadets avec les juniors, les juniors avec les pros. On essaie toujours de pousser les joueurs talentueux en avant, et ça donne de bons résultats.

 

Aujourd’hui, vous sentez-vous complètement Monténégrin ou utilisez-vous encore le mot Yougoslave ?
C’est partagé. Mon père est de Serbie et je suis né au Monténégro, mais nous avons ce que l’on appelle la “nostalgie yougo”. OK, je ne suis plus Yougoslave, je suis Monténégrin. Mais je suis aussi un Serbe né au Monténégro. C’est un mixte, c’est compliqué. Je suis un patriote local et tout autant un citoyen du monde. Ces seize dernières années, je les ai passées en dehors du Monténégro.

Avant d’être coach, vous avez été joueur ?
J’ai joué pour l’équipe nationale cadet du Monténégro, j’ai fait des matches à 15, 20 points. Mais quand j’ai vu Kukoč, Divac, Radja, Danilović, j’ai réalisé que je n’étais pas à leur niveau. Après l’école, j’ai fait un an à l’armée, ensuite j’ai continué à jouer. Avec mon équipe, on a terminé en tête de notre championnat et on est allé en première division. J’avais 21-22 ans, j’ai arrêté pour devenir assistant-coach de l’équipe.

Après avoir été notamment assistant au Budućnost, vous avez véritablement lancé votre carrière en 2002 au Khimik Yuzhny. Pourquoi l’Ukraine ?
J’ai commencé à travailler tôt. J’avais travaillé avec des jeunes, été head coach en deuxième division, assistant au Budućnost. Au Monténégro, il n’y avait plus que Budućnost qui avait un budget conséquent. J’ai demandé à mon agent de me trouver un job de head coach, n’importe où. Le Khimik avait de grandes ambitions, j’ai décidé de tenter. Avec le même salaire qu’au Monténégro. Je suis parti pour me tester. J’ai travaillé cinq ans au Khimik, nous avons terminé troisième, joué la coupe d’Europe, après à Kryvy nous avons gagné le championnat.

Vous êtes resté douze ans en Ukraine. Vous avez gagné le titre, la coupe, été élu meilleur entraîneur. Vous n’avez jamais reçu des offres d’équipes européennes, d’Espagne ?
Non. J’ai eu des appels de Pologne et des équipes de mon pays, mais j’aime travailler sur le long terme. Surtout, j’ai une famille, une femme, trois enfants. Je ne voulais pas bouger d’année en année, c’était important d’être ensemble. Mes enfants ont appris le russe, l’anglais. On avait une bonne vie, j’avais un salaire correct et le basket en Ukraine commençait vraiment à devenir sérieux.

Votre aventure ukrainienne a pris fin en 2014, à Mariupol, à cause de la guerre. Comment avez-vous vécu cette période ?
Je suis arrivé là-bas en janvier. Fin février, les troubles ont commencé à Kiev. Tous les étrangers de l’équipe sont rentrés chez eux. On a fini la saison avec les Ukrainiens, on est allé jusqu’en demi-finale, contre Kiev, qui était en Euroleague. Dans la série pour la troisième place, contre Donetsk, on a gagné les deux premiers matches à domicile, et pour le troisième match on devait aller là-bas. Juste avant, l’ambassade à Kiev m’a appelé en me disant que l’aéroport de Donetsk était fermé, que ça commençait vraiment à se battre. Mariupol est à 40 kilomètres de la frontière russe. On est allé en Russie et on est rentré chez nous. Mais l’équipe a joué ce troisième match et l’a remporté, donc on a gagné cette médaille de bronze, 3-0.

Avez-vous eu peur ?
Non. À l’intérieur du pays, ça allait. Il y avait seulement cette partie est, vers la frontière. Mais je savais comment s’était développée la situation en Yougoslavie et j’ai vu que ça commençait à devenir pareil. Je voulais juste jouer le dernier match et m’en aller. Je savais que tant que l’aéroport de Donetsk était ouvert, que tout le monde pouvait partir, ça allait, mais le jour où ils ont fermé l’aéroport… L’ambassade a appelé : “C’est l’heure”. Après, à Mariupol, ils ont commencé à… Tuer des gens.

Revenons au basket. La France vous découvre en mars 2015, quand vous remplacez Savo Vučević à Monaco. L’équipe était deuxième de Pro B, à une victoire d’Hyères-Toulon, qu’elle venait de battre. D’ordinaire, quand un coach signe en cours de saison, c’est que rien ne va. Pour vous, c’était particulier ?
Ce n’était pas simple, mais j’avais une expérience de la situation : j’étais arrivé à Kryvy en octobre-novembre et à Mariupol à mi-saison. Ce qui est important, c’est de voir ce qui va et ce qui ne va pas. Ne pas dire aux gars : oubliez tout. Avec Savo, ils jouaient bien, je n’ai pas tout changé, on a travaillé dans la continuité et on s’est assuré la première place assez facilement.

Que connaissiez-vous du basket français ?
L’équipe nationale, les joueurs comme Lauvergne qui était au Partizan, mais la ligue, pas vraiment, comme il n’y avait pas vraiment de club présent sur la durée en coupe d’Europe.

Les observateurs étrangers donnent une même description du championnat de France : athlétique, plein de jeunes talents, mais qui manque de culture européenne. Partagez-vous ce constat ?
Ce championnat est différent. Très différent. Athlétique, c’est sûr. Beaucoup, beaucoup de joueurs américains, en Pro A et Pro B, et ceux qui sont un peu plus expérimentés contrôlent les matches. Les résultats dépendent de ces deux-trois gars, notamment à la mène. Qui signe un bon meneur obtient des bons résultats, c’est un peu ça ! Il y a aussi une grande différence avec les arbitres. À l’intérieur, il y a beaucoup de contacts, de vice, en France ça passe, pas en Europe. À l’inverse, dans le jeu ouvert, en Europe vous pouvez jouer de façon bien plus agressive qu’en France. Mais le point principal, c’est qu’il y a beaucoup d’Américains. Ils ont une grande influence. Chalon-sur-Saône avait une équipe avec un bon meneur (John Roberson), ils ont gagné le titre, après ils ont changé l’équipe et voyez ce qui leur arrive. C’est un exemple typique du basket français, et ce n’est pas bon.

Ce caractère atypique de la JEEP Élite explique-t-il l’absence de résultats des clubs français au haut niveau européen ?
La première chose, c’est le budget. En France, en Allemagne, vous avez toutes ces règles, ces taxes. Ailleurs en Europe, des clubs qui ont 5 M€ de budget vont utiliser 4 M€ pour l’équipe. En France, avec 5 M€ de budget, vous avez 1,5 M€ de masse salariale. D’un autre côté, jouer en France est l’assurance de toucher son salaire. Mon meilleur ami est coach à l’Étoile Rouge, ils ont des résultats incroyables, des gros contrats, mais la saison dernière, ils lui ont donné seulement quatre mois de salaire. En France, tu as tout ce que l’on te doit. C’est pour ça qu’au final, ce volet social est bien meilleur ici.

 

Monaco n’est pas le club le plus puissant financièrement, présentant le 3e budget (6,3 M€) et la 3e masse salariale (2,3 M€) de JEEP Élite, devancé par l’ASVEL et Strasbourg. Pourtant la perception est tout autre. Ce sont des fantasmes, des idées reçues ?
Exactement. L’été dernier, Dee Bost et Brandon Davies sont partis en Euroleague avec un plus grand contrat. Zack Wright à Strasbourg ? Meilleur contrat. Adrian Uter est allé à l’ASVEL parce que nous n’avions pas l’argent pour le garder. Mais quand on parle de Monaco, on pense aux millionnaires. Ce n’est pas la réalité. On a un bon budget, stable, mais on ne fait rien de fou.

Vous êtes en passe de terminer premier de la saison pour la troisième fois d’affilée. Quelle est la principale force de Monaco ?
On a construit une nouvelle équipe chaque année, et chaque fois on a pratiqué un jeu différent. La saison dernière, beaucoup de motion offense, pas beaucoup de pick’n’roll. Cette saison, on joue la plupart du temps sur pick’n’roll, notre défense est différente aussi. C’est une question d’éducation, d’apprentissage. J’essaie d’utiliser ce que j’ai appris. Mon premier mentor a été mon coach à Budućnost, j’ai commencé à apprendre le basket avec lui, on regardait des VHS à une époque où ce n’était pas facile d’obtenir des cassettes des États-Unis. Depuis, je n’ai jamais cessé d’apprendre. Je regarde énormément l’Euroleague, les systèmes, j’essaie d’incorporer des choses dans mon travail. Mais tout dépend des joueurs à ma disposition. Avec mon staff, on s’adapte. Et on a vraiment eu de bons résultats : gagner la Leaders Cup trois fois de suite avec trois équipes différentes n’est pas facile, et on a dominé la saison régulière ces deux dernières années. Je répète, on n’est pas le plus gros budget, on n’est pas le Real Madrid, on ne signe pas des joueurs qui viennent d’Euroleague. Les joueurs que l’on a recrutés viennent par exemple de Trento (Aaron Craft). Chris Evans était… Je ne sais même pas où ! (Il éclate de rire. Evans arrive de G-League.) Kikanović est expérimenté, mais ce n’est pas un joueur d’Euroleague. On a recruté en fonction de notre budget.

Par exemple en signant Georgi Joseph, que beaucoup de clubs ont boudé cet été ?
En août, Bangaly Fofana est out. Trouver un grand n’est pas évident à cette période, d’autant qu’on avait déjà tous nos étrangers. Il y avait Georgi sur le marché français. Je le connaissais d’Orléans, mais il jouait 15 minutes, son équipe perdait, si on analysait les matches il n’y avait rien à voir. J’ai beaucoup parlé avec Amara (Sy). Georgi a fait un essai avec nous à Bormio en préparation et a été très important. C’est comme Paul Rigot l’année d’avant. On l’a juste invité, je ne savais même pas qui c’était, il avait joué une minute chez le dernier de Pro B (9 minutes en 19 matches à Orchies), mais il a travaillé et on lui a trouvé une place.

Faire jouer les jeunes est important pour vous ?
C’est important que chacun sache quel est son rôle. Je mets Luc Loubaki sur le terrain pour des tâches défensives, et il fait ce qu’il a à faire. Le meilleur exemple, c’est Yakuba Ouattara. Il jouait en Pro B, après Pro A, ensuite NBA et équipe nationale. Il a beaucoup travaillé individuellement. Surtout la première année, comme on ne jouait qu’un match par semaine. Chaque matin, des exercices individuels, des fondamentaux.

En playoffs, Monaco a buté deux fois contre l’ASVEL. Les blessures, surtout la première année, expliquent-elles tout ?
(Il inspire) J’ai déjà beaucoup parlé de l’arbitrage. Vous pouvez simplement regarder les stats. L’an dernier, nos trois matches contre l’ASVEL, c’est un score cumulé de 212-211 pour l’ASVEL. L’ASVEL a tiré 94 lancers, Monaco 43. Ce sont juste les faits.

Vous qui êtes un inconditionnel de l’Euroleague, pensez-vous qu’un club français serait prêt à rejoindre la compétition ?
Je ne sais pas.

Monaco ?
Non. Les clubs d’Euroleague, même l’Étoile Rouge, ont un plus grand budget, peuvent signer d’autres joueurs que nous. C’est difficile. Regardez Bamberg, ils ne peuvent rien faire, si ce n’est rester dans le milieu du classement, signer quelques bons matches, pourtant ils ont un gros budget, des joueurs à plus de 1 M€. Strasbourg a réussi des coups il y a quelques années, battant le Real, le Fenerbahçe, mais ils n’ont pas atteint le tour suivant. Et puis il faut une grande salle, des moyens logistiques pour se déplacer plusieurs fois par semaine en Europe. Monaco ne peut pas.

Article extrait du numéro 18 de Basket Le Mag